Très longtemps pourvoyeuse d’audiences fortes garanties, la fiction française vit depuis plusieurs mois une véritable crise, sa capacité à réunir un grand nombre de téléspectateurs se voyant régulièrement remise en cause. Les raisons de ces échecs ont moins à voir avec l’état actuel de la production qu’avec celui de ces quinze dernières années. Dans les faits, la situation est d’ailleurs plus contrastée qu’elle n’est alarmante : certaines oeuvres trouvent leur public. Dans le même temps, les fictions américaines que l’on voudrait faire passer pour imbattables n’obtiennent pas, en réalité, un succès systématique et universel.
En cette semaine de début septembre, rentrée des classes et des télés où arrivent à l’antenne les nouveautés censées faire l’événement, TF1 a connu deux impairs d’audience majeurs.
Lundi 10, « L’Hôpital », nouveauté dont la première saison comporte 6 épisodes, n’a rassemblé qu’à peine plus de 4,5 millions de téléspectateurs et moins de 20% de part de marché. Le jeudi suivant, « Section de Recherche » poursuivait sa seconde saison avec les épisodes 2.03 et 2.04. Là, à peine plus de cinq millions de téléspectateurs étaient devant leur écran, soit 20% de part de marché, et à nouveau la troisième place des audiences. C’est 20% de baisse par rapport à la première soirée une semaine plus tôt. Sans oublier que la première saison avait rassemblé une moyenne de 8 millions. Ce jeudi, la concurrence était vive avec « Prison Break », qui réalise une audience légèrement supérieure à la série française de TF1. Mais la véritable surprise est sans doute que le numéro 1 de la soirée ne fut ni l’un, ni l’autre, mais « Louis La Brocante », sur France 3 qui rassembla 5,8 millions de personnes et 23,9% de pdm. Certes, la série cartonne depuis longtemps à l’échelle de France 3, mais on ne l’imaginait pas prendre la tête des audiences.
A l’heure où les chaînes s’arrachent les cheveux à essayer de renouveler de fond en comble les principes de la série française, la prime fut donc donnée jeudi à un format tout droit sorti des années 90.
Bien sûr, cette crise est en premier lieu la conséquence d’une fiction qu’on a laissé se fossiliser pendant quinze ans, avant de décider de s’en occuper au moment où son agonie atteignait le point de non retour. Sans compter que cette tendance s’inscrit dans un contexte global marqué par deux phénomènes. D’abord, la volatilité beaucoup plus grande du public — qui n’a vraiment découvert que récemment que sa télécommande avait plusieurs boutons : TF1 a perdu presque 10% de part de marché en prime-time en dix ans. Ensuite, la fragmentation décuplée du marché, généré par le développement de la TNT et des offres payantes par câble, satellite ou ADSL.
La série française souffre de se trouver dans un entre deux qui n’arrive à séduire réellement personne. On ne compte guère qu’une poignée d’exemples de séries de prime-time ayant soulevé un minimum d’enthousiasme du coté des critiques et du public (même limité) ces cinq dernières années : « Police District », « Clara Sheller », « David Nolande », « Chez Maupassant », « Reporters »... Tout ça, cela ne fait pas beaucoup d’épisodes (à fortiori bazardés deux par deux...)
L’échec de « L’Hôpital » va avoir au moins une conséquence majeure : l’arrêt de la stratégie de copier-coller de TF1, initiée au printemps 2005 avec l’acquisition des droits de « Law & Order : Criminal Intent ». Le nouveau directeur général de TF1 Nonce Paolini a demandé cette semaine que désormais, les fictions françaises de TF1 soient « plus innovantes et prennent plus de risques ». Il exige que sa chaîne « crée des produits avec une identité plus forte » [1]. Officiellement, TF1 maintient qu’elle a eu la bonne stratégie : pour elle c’était le moyen de former aux principes d’une fiction télévisée moderne des auteurs qui ’’ne savaient pas faire’’, ou trop lentement. Reste que dans les faits, les échecs ont été nombreux. Seule « RIS » peut arguer d’un véritable succès, celui-ci avait même été hors-norme lors de la première saison, atteignant les 12 millions de spectateurs début 2006 avant de s’émousser pour revenir à un niveau dans la moyenne de TF1 en seconde saison. Il reste à voir ce que donnera la troisième pour savoir si la série peut réellement s’inscrire dans la durée, d’autant que cette fois les scénarios seront originaux, et non plus des traductions des scripts du « RIS » Italien. Après cela, « Paris Enquêtes Criminelles » a rencontré un accueil tiède (6 millions) qui a conduit au changement du premier rôle féminin. Et enfin, « L’Hôpital », décalque de « Grey’s Anatomy » (sans avoir pris cette fois la peine de payer des droits, pas même ceux d’une excuse à la « RIS »), s’est lancé avec le sévère échec qu’on a décrit plus haut.
A TF1, on cherche des coupables faciles. Autres que « c’est vrai, c’était nul », probablement jugé politiquement incorrect. Dans une sortie d’une mauvaise foi confondante, Takis Candilis, dont la fiction télé est quand même le métier depuis longtemps, assène qu’un premier responsable n’est autre que le format 52 minutes lui-même. « Il pousse à la similitude entre les séries, » dit Candilis, « en raison de la multiplicité des héros ». Quiconque a deux yeux pour voir et un minimum d’intérêt pour le sujet ne peut que constater l’immense variété de la fiction américaine, qui se décline essentiellement en 52 minutes, mais tout reste bon pour ne pas pas balayer devant sa porte. Nos collections de 90 minutes si bien de chez nous ne se ressemblaient, elles, pas du tout les unes les autres d’ailleurs...
Je l’ai écrit ailleurs sur ce site, je ne pense pas que le remake de séries existantes était condamnable en soi, sauf bien sûr si toute notre fiction devait se résumer à cela. On acclame régulièrement des séries américaines qui sont le remake d’oeuvres étrangères.
Ces projets auraient pu constituer un levier et représenter une étape intéressante. Avec le recul, je crois mieux saisir ce qui constituait leur faille peut-être insurmontable. Une adaptation va forcément décupler la propension humaine à comparer. Or, en l’état, nos compétences purement techniques en matière d’écriture de scénario, de réalisation, de photographie ou encore d’interprétation sont d’un niveau moyen trop faible. Si bien que rien ne ressort plus alors que les défauts, que ce qui est ’’moins bien’’. [2]
Remake ou créations originales, nos séries actuelles sont quasi toutes très perfectibles. Du coup, nous vivons une transition difficile à négocier. Le public vieillissant et déclinant qui appréciait les anciens formats français de « héros-citoyens » ne trouve pas son compte dans ces nouveaux projets plus modernes et tend à ne plus les regarder. Le public à la recherhce d’une fiction moderne et exigeante butte sur les défauts de la plupart des projets made in France et tend à ne pas encore les regarder.
Sans compter le temps et les efforts de communication qui seront nécessaires pour convaincre ceux qui ont purement et simplement déserté la fiction française depuis des lustres, tels les vingtenaires biberonnés aux « X-Files », « Urgences », « Buffy » ou « Ally McBeal ». Or les diffuseurs n’ont visiblement pas encore compris cela, et chaque fois qu’on a pu avoir une communication intéressante sur une série française, cela s’est fait à l’initiative de ses propres créatifs qui ont compris qu’ils allaient devoir prendre les choses en mains et que le marketing, intelligemment fait, n’était pas un gros mot.
Un autre coupable facile a eu vite fait d’être désigné par le même Takis Candilis, qui ne manque décidément pas de sens de l’innovation... quand il s’agit d’inventer des excuses faciles. Si les fictions de TF1 se sont plantées, c’est parce qu’elles ont été diffusées face à « Cold Case » sur France 2 lundi, ou face à « Prison Break » sur M6 jeudi. « Il doit y avoir un moyen de s’entendre pour préserver une obligation de production, » dit Candilis. « TF1, France Télévisions, Canal+ et M6 investissent environ 600 millions d’euros par an dans un genre qui est délaissé par le public ».
TF1, cet emblème international de la télévision commerciale privée qui a utilisé de toutes les méthodes, y compris les plus basses, pour pérenniser son leadership, ne suggère pas moins que de s’asseoir quand cela l’arrange sur les principes de la concurrence — dont on n’imaginait pourtant plus depuis mai qu’elle puisse s’envisager autrement que libre et non faussée. S’asseoir autour d’une table et se mettre d’accord pour que la concurrence diffuse la mire ou presque pendant les séries TF1, on fait semblant d’y croire et de le demander. Évidemment, la proposition suscite au passage un courroux qu’on aurait du mal à ne pas comprendre, surtout que les autres ne se font pas plus d’illusions que nous sur la réciprocité. « Si TF1 daigne diffuser moins de 15 séries américaines en première et deuxième partie de soirée par semaine, alors on pourra discuter. C’est scandaleux de dire ça ! » s’emporte Eric Stemmelen, directeur de l’antenne et des programmes de France 2.
Il faut aussi ajouter aussi que l’idée avancée autant par Candilis que Stemmelen selon laquelle la série américaine annihile tout sur son passage est fausse. L’un des derniers gros échecs de TF1 en terme d’audience, juste avant « L’Hôpital » et « Section de Recherche », ne fut autre que « Heroes », cet été. Une série américaine dont l’insuccès faisait d’ailleurs écho à celui de « Lost » saison 2 dans la même case l’été précédent. Car contrairement à ce que professe Candilis, mais peut-être alors a-t-il la naïveté de le croire vraiment, les séries américaines ne se ressemblent pas toutes. Pire, plutôt que de chercher à manger à tous les râteliers, les principales chaînes américaines se tournent vers un public particulier qu’elles choient. Inversez d’un jour à l’autre la grille d’ABC et de CBS et c’est la catastrophe industrielle assurée : faire évoluer son public et ses habitudes est une politique de longue haleine qui demande de la vision et une intelligence fine de ceux qui regardent et de ce que l’on produit.
Quelles sont les séries qui réunissent des audiences de masse aujourd’hui en France ? Les productions Brukheimer pour CBS, le Network américain en tête des audiences, mais qui vend la dite audience un peu moins cher aux annonceurs car elle a l’inconvénient d’être plus âgée. CBS d’où viennent les « Experts » de Las Vegas, Miami ou New York, mais aussi « FBI Portés Disparus », « Cold Case », ou encore « NCIS ». Les stratégies d’ABC (public plus féminin), de Fox (public plus jeune) et de NBC (quoi que là le problème soit l’absence de stratégie depuis quelques années, qui explique que le Network ait dégringolé à la quatrième place) sont différentes et leurs productions ajustées en conséquence. Elles ne sont pas faites pour susciter l’adhésion du même public. On remarque d’ailleurs que indépendemment de leur chaîne de diffusion, des « Lost », « Heroes » ou « Prison Break » tendent à tourner autour du même chiffre : 6 millions de téléspectateurs français en prime-time.
Mélangées et alternées pèle-mêle comme si elles formaient un ensemble unique, les séries américaines et leurs homologues françaises mal conçues, composent en fait des grilles absconses qui n’ont plus de tonalité, d’identité, à force de multiplier les couleurs. Et cela, bien sûr, ne fait en retour que renforcer le problème du nomadisme des spectateurs français, qu’on habitue à devoir traquer la tonalité de programme qu’ils aiment à travers les chaînes et les horaires, au lieu de le stabiliser par une offre cohérente.
Quinze année d’immobilisme absolu, la faiblesse de l’innovation française, la faiblesse technique de la production française, la faiblesse des grilles de programmation françaises, ces maux biens de chez nous expliquent très bien les variations surprenantes des audiences de la fiction française qui ne semble parfois plus rencontrer le public. Nul n’est besoin de bouc-émissaires sur qui faire peser la responsabilité. Nul n’est besoin non plus de forcer l’alarmisme. C’est pas plus tard qu’il y a cinq mois que « Chez Maupassant » triomphait sur France 2...
Pourtant, le plus triste dans les propos de Takis Candilis ce n’est même pas ses tentatives éhontées de se dédouaner. Non, c’est la menace qui y est subtilement adossée. « Il doit y avoir un moyen de s’entendre pour préserver une obligation de production. TF1, France Télévisions, Canal+ et M6 investissent environ 600 millions d’euros par an dans un genre qui est délaissé par le public. » Non, nous ne pouvons pas croire que Takis Candilis s’imagine que les concurrents vont gentiment, dans un geste gracieux et désintéressé, renoncer à batailler des parts de marché pour protéger la production propre de TF1. Le sujet est ailleurs, dans le « pour préserver une obligation de production ». Comme si celle-ci était optionnelle, pouvait disparaître, ou être drastiquement diminuée.
En faisant peser la menace d’un TF1 qui bataillerait pour se désengager des quotas de production et de diffusion d’oeuvres françaises, sous prétexte de leur insuccès, Candilis esquisse la carte de l’affrontement violent et populiste. Les premiers mois de l’action du nouveau gouvernement sur la question de l’audiovisuel s’étant résumés à une succession de faux pas démontrant divers degrés d’incompétence ou de désintérêt (l’audiovisuel extérieur, le financement de l’audiovisuel public), et si la crise de la fiction devait se prolonger, est-il inenvisageable que TF1 passe de la menace sous-jacente à l’action et abatte réellement cette carte ?
Car, dans le fond, avons-nous un véritable doute sur ce que serait l’issue d’un bras de fer entre TF1 et le CSA par les temps qui courent ?
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Dernière mise à jour
le 17 février 2011 à 00h58
[1] On pourrait s’amuser de l’appellation produit, pour désigner des fictions, des oeuvres, mais sans doutes ne sommes nous pas dans l’air du temps...
[2] Il serait parfaitement intéressant de débattre de la question de ce qui est à l’origine de ces faiblesses techniques, c’est à dire les créatifs eux-même, les conditions de tournage, l’argent, les diffuseurs... Mais c’est un autre débat.