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Cette année, aux USA, une exposition itinérante, Beautiful brain, présente les nombreux dessins du tissu nerveux réalisés par Santiago Ramón y Cajal, le premier prix Nobel de médecine espagnol (couronné en 1906). Également, un ouvrage regroupant ces croquis a été édité récemment et a reçu un accueil enthousiaste. C’est pourquoi j’ai décidé cette semaine de me pencher sur la minisérie dédiée à cet illustre personnage, diffusée initialement par TVE en 1982 et disponible en DVD, avec des sous titres en langue française de qualité correcte (malgré quelques coquilles ici et là). Les DVD proposent aussi plusieurs documentaires intéressants sur le personnage et son époque, ainsi que des interviews de spécialistes de ses domaines d’étude, malheureusement non sous-titrés. Néanmoins, le biopic est à bien des égards exemplaire. S’étalant sur 9 épisodes d’une durée d’une heure, il décrit avec exhaustivité le parcours du savant, permettant ainsi de saisir les différentes facettes de sa personnalité, tout en offrant une reconstitution minutieuse de son époque permettant de placer ses travaux dans leur contexte. Réalisée par José María Forqué (en se basant sur une biographie écrite par Santiago Lorén) et agrémentée d’une bande musicale signée Antón García Abril (le compositeur de l’hymne actuel de l’Aragon), la série bénéficie de la prestation remarquable d’Adolfo Marsillach dans le rôle-titre, dont la ressemblance physique avec son modèle historique est frappante.
Chaque épisode débute par des images de Cajal à la fin de sa vie, lisant à haute voix dans son bureau des extraits de l’autobiographie qu’il rédige ou confiant ses souvenirs à sa secrétaire particulière, avant d’aborder par ordre chronologique les étapes de son existence. Bien qu’ils contiennent peu de développements scientifiques, j’ai apprécié les premiers épisodes pour leur description très vivante de la vie provinciale en Espagne au XIXe siècle: outre les fêtes populaires, on y découvre des petits métiers oubliés (dont celui de savetier, qu’exerça brièvement Cajal lors d’une interruption de ses études pour cause de comportement dissipé en cours) mais aussi l’impact sur la population d’une période socialement troublée.
Santiago est né en 1852 en Navarre, dans la province de Saragosse, dans une période de forte instabilité pour son pays: guerre civile entre carlistes (légitimistes) et partisans de la reine Isabelle II, révolution de 1868 où le général Joan Prim joua un rôle moteur, instauration d’une république quelques années plus tard, avant l’établissement d’une monarchie constitutionnelle…Cette toile de fond politique assez confuse est bien retranscrite à l’écran. Le jeune Cajal est dépeint comme un garnement dégourdi, un élève peu appliqué qui multiplie les facéties (par exemple, il confectionne un canon dont les projectiles causent de sérieux dégâts dans les environs ou bombarde au moyen d’un lance-pierre des gamins membres d’une bande rivale), mais déjà curieux de phénomènes scientifiques (il observe les éclipses de lune et de soleil, s’étonne des dommages que peut causer un orage lorsque le curé de son village meurt foudroyé alors qu’il sonnait les cloches) et habile dessinateur (très tôt, il commet des caricatures de ses professeurs).
Le père de Santiago, don Justo (Fernando Fernán Gómez) est un chirurgien barbier au caractère sévère, qui lui impose une éducation stricte dans un établissement religieux. Lors de la guerre civile, il est fort occupé à secourir les blessés, tout en menant des études d’anatomie. Aidé de Santiago, il n’hésite pas à piller des tombes pour récupérer des ossements, dans un but pédagogique pour son fils. Cette figure paternelle imposante, vénérée autant que redoutée, influencera son parcours scientifique (comme lui, il s’oppose au vitalisme, décrivant le corps humain comme un « admirable artifice », une mécanique complexe à élucider). Cependant, il entretiendra avec don Justo des rapports conflictuels: son père souhaite avant tout son confort matériel, comme lorsqu’il veut le persuader de devenir un paisible médecin de campagne et de renoncer à la recherche, activité aux revenus trop incertains selon lui, d’autant plus que percer dans le milieu académique est un objectif difficilement réalisable pour qui n’a pas l’entregent nécessaire. Don Justo aura toujours du mal à reconnaitre son ambition de chercheur et à comprendre la portée de ses découvertes. A la fin de sa vie, Santiago rompra même ses relations avec lui lorsque son père décide de se remarier peu après la mort subite de sa mère Doña Antonia.
Le second épisode aborde son passage dans un lycée de Huesca, puis à l’université de Saragosse. L’un de ses professeurs, José de Letamendi (joué par José María Escuer), a su, par ses exposés très vivants, lui donner goût à l’étude du corps humain. A cette époque, il commence à s’intéresser à la photographie, après avoir découvert sur le campus un studio photographique clandestin. D’autre part, il développe ses qualités de dessinateur anatomique, réalisant devant sa classe une magnifique représentation annotée du fœtus humain. Il adhère aux conceptions controversées de Rudolf Virchow (selon lesquelles les maladies sont dues à des altérations des cellules du corps) avant de les abandonner, voyant le scepticisme de ses enseignants à cet égard.
Le troisième épisode est dédié à l’engagement de Cajal dans l’armée et à son séjour à Cuba, lors de la guerre de Dix Ans (1868-1878) où les troupes espagnoles matèrent avec difficulté l’insurrection des indépendantistes. La série dépeint le conflit sous un jour sombre: dans les rangs des soldats, le piston est monnaie courante pour obtenir les meilleurs postes, la logistique est défaillante (les médicaments ne parviennent pas toujours aux blessés), les hauts gradés se sucrent au détriment de leurs subordonnés (se réservant les meilleures victuailles), la tactique militaire s’avère peu efficace car les effectifs sont trop dispersés. Surtout, les rangs des soldats sont décimés par les maladies tropicales. Santiago lui même voit sa santé se détériorer, tandis que ses réclamations à la hiérarchie restent lettre morte. Victime du paludisme, atteint d’hémoptysie, il est finalement rapatrié en Espagne, amer d’avoir constaté que l’avidité l’emporte sur le patriotisme parmi les militaires de carrière. Il entame ensuite une longue convalescence, qui le conduira à effectuer un séjour en sanatorium, où la neurasthénie le guette. Il retrouve à cette occasion mademoiselle Nuria, la fille d’un colonel en poste à Cuba, avec qui il se lie d’amitié, mais celle-ci meurt bientôt, victime de consomption.
La vie sentimentale de Cajal est abordée de façon succincte. Étudiant, il s’entiche d’une fille de bonne famille, Marina, allant jusqu’à provoquer en duel un de ses camarades qui la convoite aussi, mais le combat tourne court et les rivaux se réconcilient. De toute façon, l’idylle ne fait pas long feu car Marina repousse ses avances pressantes. Plus tard, il rencontre la femme de sa vie, Silveria (Verónica Forqué), qui lui donnera sept enfants.
La vie de Silveria aux côté de Santiago n’a, à en croire la série, guère été facile. Elle devait souvent sacrifier l’argent durement économisé pour financer la publication des articles de son mari (souvent illustrés de gravures) et se contenter d’un train de vie modeste. La priorité de Cajal était le progrès de la connaissance scientifique, parfois au détriment du bien être matériel des siens. Deux passages le montrent bien. Dans le premier, il acquiert un puissant téléscope, très coûteux, alors que le ménage aurait besoin de garder des sous de côté. Dans le second, il est absorbé nuitamment par son travail et est sur le point d’aboutir à une découverte majeure, alors que sa femme est au chevet de sa fille mourante et vient le supplier, derrière sa porte close, de venir auprès de son enfant. Par ailleurs, c’est un homme de principes: il refuse une allocation de 10000 pesetas de la part des pouvoirs publics, considérant que c’est une somme trop élevée pour le contribuable, causant ainsi la consternation de son épouse. A la fin de sa vie, il affirme qu’il n’a pas été un bon mari, ni un bon père, même s’il n’a jamais laissé sa famille dans le dénuement.
La minisérie s’étend sur les débuts de sa vie de chercheur et particulièrement ses difficultés à trouver sa place dans le milieu académique. Pour décrocher une chaire, il faut obtenir les voix du jury et pour cela être un orateur éloquent, tout en parvenant à trouver de solides soutiens parmi les universitaires en poste. D’autre part, il prend très tôt conscience de l’importance de l’observation microscopique: l’observation de cellules sanguines a été pour lui la révélation du potentiel de ces agrandissements pour la compréhension du vivant.
L’histologie devient vite son domaine de prédilection, il mène des recherches variées dans ce domaine: sur la diapédèse (mécanisme de migration des leucocytes), les cellules somatiques et la dégénérescence cellulaire. La série ne s’attarde pas sur ces sujets techniques, préférant se focaliser sur la controverse qui l’opposa au docteur Jaume Ferran (joué par Eduardo Fajardo). Ce dernier conçut un vaccin contre le choléra (qu’il s’est inoculé lui-même devant un parterre de savants, pour montrer son innocuité), mais Cajal refuse de participer au comité devant veiller à sa diffusion, dans un contexte épidémique. Le chercheur têtu a des doutes sur son efficacité. Après avoir isolé le vibrion cholérique présent dans les excréments de patients, il parvient à la conclusion qu’il convient d’injecter aux malades des bacilles morts et non vivants comme le préconise Ferran, car cela présente moins de risques. Dès lors, le docteur Ferran, très populaire dans le pays, gardera envers lui une rancune tenace. Cependant, les objections de Cajal à sa méthode thérapeutique n’étaient pas motivées par une quelconque jalousie à l’égard de Ferran, mais uniquement par la volonté de proposer un vaccin plus sûr, quitte à ne pas ménager un respecté confrère. Cet antagonisme met aussi en lumière une constante dans la carrière de Cajal: le fait que ses grandes découvertes s’appuient souvent sur des procédés mis au point par d’autres scientifiques et qu’il parvient à perfectionner.
La minisérie décrit de façon détaillée sa trouvaille qui lui permettra d’être nobélisé et lui apportera une grande renommée: il met en évidence le fait que les cellules nerveuses ne forment pas un ensemble continu, mais que leurs extrémités ne se touchent pas, jetant ainsi les bases des neurosciences modernes. Pour y arriver, il est parvenu à améliorer la méthode de teinture des tissus neuronaux de Camillo Golgi par fixation du chromate d’argent, permettant ainsi de visualiser les cellules nerveuses de façon plus distincte, non comme une masse dense et compacte, et de produire les nombreux croquis d’après observations micrographiques qui ont fait sa réputation. Golgi, bien qu’obtenant le Nobel tout comme lui en 1906, considérait sa théorie neuronale avec dédain (comme le montre la scène où il prononce un discours pontifiant au dîner suivant la remise du prestigieux prix) et restait un farouche défenseur de la théorie réticulaire (selon laquelle le système nerveux forme un ensemble continu). Le biopic insiste sur la volonté de Cajal de clarifier notre vision de la structure cérébrale (par exemple, il étudie le développement nerveux chez l’embryon car c’est une structure plus simple que celle de l’individu adulte, donc plus aisée à observer), mais préfère passer rapidement sur ses découvertes plus spécifiques. Ainsi, les cellules interstitielles de Cajal (ICC) situées dans l’appareil digestif sont à peine évoquées.
L’un des aspects intéressants de la série est le fait qu’elle montre des facettes moins connues du personnage. On découvre qu’il était un amateur assidu du jeu d’échecs, qu’il pratiquait dans le club des universitaires de Valence, en Catalogne, et où il se révélait un redoutable adversaire. D’autre part, il aborda, dans le cadre de la pratique médicale, des disciplines para-scientifiques comme l’acupuncture et surtout l’hypnose. Fasciné par les travaux de Charcot, il recevait dans son cabinet des patients atteints de maladies psychosomatiques qu’il cherchait à guérir grâce à la suggestion. Ses séances d’hypnose connurent un grand succès, les volontaires étaient nombreux. Il fit même expérimenter à sa femme l’accouchement sous hypnose (en précurseur de l’hypnose ericksonienne visant à lutter contre la douleur). Il se pencha aussi sur les mécanismes de la vision, en étudiant les prolongements nerveux des cellules rétiniennes. Plus inattendus furent ses travaux d’acoustique en vue d’améliorer le phonographe d’Edison. Sa création, nommée graphophone, permettait un rendu des voix enregistrées de meilleure qualité. Une scène le montre ému en entendant la voix de son fils sortir du pavillon de l’appareil. Ces avancées dressent le portrait d’un savant éclectique, porté au perfectionnement des découvertes de ses prédécesseurs.
La minisérie permet de cerner la personnalité de Cajal, sans omettre ses contradictions et ses opinions les plus contestables. Il apparait certes désintéressé, préoccupé principalement par les progrès de la science, mais il recherche aussi la reconnaissance de ses pairs. Lorsqu’il se rend en Allemagne pour présenter à un salon ses observations prouvant la théorie neuronale, il est accueilli avec enthousiasme, ce qui le comble de satisfaction. Il s’enorgueillit d’avoir la reconnaissance d’un savant éminent de son temps, Albert von Kölliker. Il accepte toutes les distinctions honorifiques (les dernières minutes de la série les égrènent longuement) et les postes prestigieux qu’on lui propose (comme celui de directeur de l’institut national d’hygiène, qu’il occupe au tournant du XXe siècle). Par contre, le fait qu’un institut portant son nom soit créé lui déplait (car un tel hommage a lieu habituellement après le décès du dédicataire), de même que la statue le représentant, un nu d’une grande laideur, selon lui.
Après son prix Nobel, en tant que sommité, il est souvent sollicité pour donner son opinion sur divers sujets de société, révélant parfois ses qualités humaines, mais aussi ses petits travers. Concernant l’obtention du Nobel de la paix par Roosevelt, il ne mâche pas ses mots, s’étonnant qu’un impérialiste de cette ampleur soit ainsi transformé en champion de la paix. A propos des conflits mondiaux, il note avec cynisme que l’alternance entre périodes pacifiques et guerrières traduit le passage « d’une pause nutritive à l’action dévorante », comme chez tous les êtres vivants. Constatant le déclin de la grande Espagne et la perte des colonies, il affirme la nécessité de pallier les pertes territoriales en défendant la patrie sur le plan moral et intellectuel, montrant ainsi son dédain des possessions matérielles. Par ailleurs, il n’est pas exempt de misogynie quand il précise que la femme doit se conformer aux aspirations de son conjoint, ce en quoi il déclare n’avoir jamais été déçu dans sa vie de couple.
Ce biopic m’a emballé car il a dépassé mes espérances: très riche en informations aussi bien sur le plan scientifique que sur la société espagnole de l’époque, il décrit le parcours de Cajal avec précision sans être impersonnel et propose une vision du personnage dans toute sa complexité, ce que les notices biographiques des encyclopédies ne sauraient retranscrire. La minisérie est à recommander aux amateurs d’histoire des sciences, en particulier ceux qui ont apprécié Microbes and Men, le docudrama britannique que j’ai présenté sur ce blog il y a deux ans. Une autre minisérie espagnole, diffusée en 2001 (et aussi disponible en DVD avec sous-titres français), de facture très classique, est aussi à conseiller: Severo Ochoa, la conquista de un Nobel, à propos du savant qui découvrit l’enzyme permettant la synthèse de l’ARN et qui dépeint sa vie tumultueuse, faite d’exils successifs, lors de la guerre civile de 1936 et pendant la seconde guerre mondiale. Dans ce cas aussi, la minisérie (en seulement deux épisodes) est parvenue à rendre captivant un sujet scientifique à priori aride et à le rendre compréhensible aux non spécialistes. Des efforts de vulgarisation sans simplification excessive qu’il convient de saluer.