TRIBUNE — Médias : volontarisme, ambition et pragmatisme doivent être le cœur d’une politique de gauche
Il est urgent que le politique effectue les réformes structurelles qui permettront de sauver la création
Par Sullivan Le Postec • 11 avril 2012
Dans un mois, les français éliront leur prochain Président de la République. Parmi les chantiers qui l’attendent figure celui des médias, de l’audiovisuel et de la création. Le secteur a besoin de toute urgence d’une vision réformatrice à la fois stratégique et pragmatique qui doit faire du Service Public le moteur de l’amélioration générale des programmes.

On me pardonnera je l’espère, de n’adresser cette tribune qu’à la gauche. Il n’y a pas grand-chose à attendre de Nicolas Sarkozy en ce domaine, lui qui a largement contribué à déstabiliser le secteur. Sa réforme de la nomination des Présidents de l’audiovisuel public a instauré une atmosphère intenable de doute et de suspicion permanents. La suppression de la publicité, coup politique impréparé et irresponsable en période de crise, a laissé le Service Public sans véritables assurances sur son financement futur. Son interventionnisme dans les programmes a été peu inspiré au mieux, carrément rétrograde au pire. Sa proximité avec les grands patrons des chaînes privés a laissé une large entrée à leurs lobbies et à ses attachés de presse. Tout cela ne peut que continuer en cas de second mandat, et en pire : les grandes chaînes privées sont en train de repartir en guerre contre leurs obligations de production.

Pour autant, le retour de la gauche au pouvoir ne saurait nous assurer d’une amélioration de la situation. Loin de là. Par sa gestion des trente dernières années, elle est pleinement co-responsable de la catastrophe actuelle, et cela pour deux raisons.
La première, c’est que la quasi-totalité des politiques ne connaissent pas du tout la télévision (ils viennent d’un milieu et mènent une vie où elle n’est pas regardée) ; du coup, ils sont très vulnérables à l’influence néfaste des lobbies qui pullulent et diffusent leur intox dans les couloirs de l’Assemblée. La deuxième, c’est l’idéologie qui aveugle. C’est ainsi que TF1 a développé à la fin des années 90 des séries de 52 minutes qui n’ont jamais été diffusées, faute de pouvoir y insérer davantage de coupures publicitaires que l’unique qui coupait un téléfilm de 90 minutes. Peut-être que cela aurait permis d’éviter l’effondrement de la fiction française de 2005...

Une fois au pouvoir, la gauche devra d’abord réparer les nouveaux dégâts créés ces cinq dernières années. Il faudra réformer le mode de nomination pour redonner indépendance et sérénité, mais sans brutaliser. Il y a quelques jours, François Hollande a indiqué qu’il laisserait les mandats des dirigeants actuels aller jusqu’à leur terme, contrairement à ce que d’autres autour de lui avaient laissé entendre. C’est heureux : le turn-over dément des équipes a profondément affaibli France Télévisions, il n’y a aucun bénéfice à espérer en le renforçant.
Par ailleurs, la visibilité sur l’avenir des comptes de France Télévisions devra être rétablie pour que le groupe puisse affronter sereinement les défis qui se posent à l’audiovisuel française à l’heure où Internet est sur le point de mondialiser la télévision.

Le pluralisme n’est pas concurrence

La Télévision Numérique Terrestre, lancée en 2005, est un échec éditorial flagrant. Les chaînes sont de très faible qualité et n’investissent rien dans la création. En 2010, les chaînes de la TNT représentaient quasiment 20% de part d’audience, et 23,1% des recettes publicitaires brutes mais seulement un négligeable 1.8% de l’investissement dans la production d’œuvres (chiffres du Baromètre de la Création TV).
A l’origine de cet échec, une énorme naïveté : dans ses choix, le CSA a confondu pluralisme et concurrence. Mettre cinq lilliputiens télévisuels à coté de TF1, ce n’est pas créer de la concurrence, c’est gâcher une opportunité et ouvrir la voie aux contournements qu’ont été les différentes reventes de fréquences.

Or, chez certains à gauche, la tentation est forte de renouveler cette erreur. La télévision est un métier qui coûte cher, et qui doit reposer sur des groupes solides. Une série de 12 épisodes, telle qu’il faudrait en produire beaucoup plus pour ne pas totalement disparaître du paysage culturel mondial, c’est 10 à 15 millions d’euros (les américains en mettent entre deux et trois fois plus). Il est bien évident que ce n’est pas à la portée de la première télé associative venue.

Il faut créer les conditions d’une vraie concurrence dans le paysage audiovisuel français. Celle-ci est très peu représentée par le groupe M6, qui se contente très bien de ses parts de marchés et bénéfices actuels. La montée en puissance du groupe Canal+ dans le clair est donc une bonne chose qui doit être encouragée à condition de s’assurer qu’elle s’accompagne de vrais efforts de diversité dans la création, et pas juste de rediffusions en seconde fenêtre.
Il serait souhaitable, et peut-être possible, d’installer un quatrième acteur important. Ce serait utopique d’espérer davantage. L’observation des paysages audiovisuels des pays qui nous entourent le confirme vite.

Limiter trop drastiquement le nombre de chaîne que peut détenir chaque groupe est terriblement contre-productif pour la qualité des chaînes et des programmes. Dans les faits, la stratégie de l’émiettement ne peut que profiter à ceux qui sont d’ores et déjà installés, TF1 en particulier, et contribuer à scléroser un paysage audiovisuel français déjà en voie d’asphyxie. Il sera nécessaire aussi de s’interroger sur les systèmes d’obligations de production pour ne plus permettre que ces petites chaînes fassent mécaniquement baisser ceux des grandes sans rien compenser de cette perte. De même, le régime dérogatoire qui permet à M6 un apport ridiculement faible à la création au regard de ses bénéfices élevés n’a plus de raison d’être. Les pouvoirs publics ont été trop complaisants sur ces sujets.

Le vrai choix, c’est le carrefour horaire

Le politique doit faire l’effort de comprendre comment fonctionne la télévision, et quelles sont les armes que l’on peut donner aux téléspectateurs pour faire des choix, et favoriser une émulation positive qui améliorera la qualité des programmes.

Le carrefour horaire est un élément crucial. Les chaînes privées se sont appliquées, depuis trente ans, à le supprimer méthodiquement. Un carrefour horaire, qu’est-ce que c’est ? C’est simple : c’est un moment où débutent des programmes sur plusieurs chaînes différentes. Le téléspectateur peut librement se diriger vers l’une ou l’autre. Sans carrefour, il est captif : il ne peut pas changer de chaîne sans devoir arriver au beau milieu d’un programme déjà commencé.

Dans la quasi-totalité des pays occidentaux, particulièrement en soirée, les grilles de programmes sont articulées autour de cases d’une heure. A 20h, 21h, 22h et 23h, la plupart des chaînes commencent de nouveaux programmes, créant autant de carrefours. En multipliant les programmes-fleuves — le prime-time français de TF1 ou M6 ou des chaînes de la TNT dure désormais régulièrement 3h ou 3h30 — les chaînes privées ont désormais quasi-supprimé le carrefour de deuxième partie de soirée. Elles ont créé des autoroutes en limitant au maximum les bretelles de sortie ; la télécommande-volant du téléspectateur ne mène nulle part ailleurs que dans une glissière de sécurité.
Le législateur a empiré les choses à amoindrissant le carrefour horaire de 20h50, en forçant les chaînes publiques à commencer leurs programmes de soirée avec un quart d’heure d’avance. La disparition des carrefours horaires fossilise le paysage audiovisuel. Chaque chaîne garde au maximum son public, sa part de marché habituelle. De fait, on constate facilement depuis plusieurs mois que les deux principales chaînes du Service Public ont un public fixe, il y a très peu d’échanges entre celui-ci et ceux des chaînes privées. D’ailleurs, quand France 2 ou France 3 réalise un gros succès, c’est souvent l’une au détriment de l’autre...
Aux États-Unis, la chaîne qui dominait les audiences dans les années 90, NBC est désormais loin derrière en quatrième position. La Fox, quatrième Network créé en même temps que M6 a plusieurs fois été le plus regardé, quand M6 n’a jamais dépassé les 11% de moyenne d’audience annuelle. L’existence de carrefours horaires ancrés permet aux chaînes innovantes et de qualité de prendre l’avantage sur celles qui stagnent. En France, le laisser-faire a permis à TF1 de fossiliser le paysage audiovisuel à son avantage.

Les autres pays ont créé ces carrefours par autorégulation. Les chaînes françaises en sont incapables, dont acte : il faudra les y inciter. En obligeant à calculer et communiquer les chiffres d’audience par tranche d’une demi-heure ou d’une heure, en considérant que plusieurs épisodes d’une même série à la suite constituent un seul programme (qui ne peut donc faire l’objet que d’une seule coupure publicitaire), etc.

La télévision française a besoin de voir sa régulation repensée. Elle a aussi besoin que ces régulations soient évaluées, et corrigées le cas échéant. Le public français est actuellement friand de séries américaines, il pourrait être intelligent de faire suivre un épisode de série américaine par un épisode de série française. Sauf que les règles actuelles l’empêchent en pratique, une série française débutant à 21h30 ou 22h ne rentrant plus dans les quotas de prime-time. Un effet pervers parmi d’autres qu’il faudra éliminer.
Le législateur devra mettre en place un organe réellement indépendant, où les téléspectateurs devraient être représentés, chargé de concevoir, faire appliquer et corriger en temps réel ces régulations en fonction d’objectifs fixés : un nouveau CSA renforcé pour le sortir de sa position actuelle de figurant passif dans le paysage audiovisuel français.

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France 4, chaîne d’avenir à préserver... et renforcer

L’audience de France 2 et France 3 est très âgée. Le téléspectateur de ces chaînes a dix ans de plus que celui de la BBC en Grande-Bretagne. C’est encore pire pour les fictions, alors même que la série télévisée est la forme culturelle majeure de ce début de siècle. Selon une étude de 2009 de la Direction des études de France Télévisions, 70 % du public de la fiction de France 2 et France 3 a plus de 50 ans.
On a laissé cette situation s’installer depuis bien trop longtemps. France 4 est le fil, ténu, qui relie encore France Télévisions aux moins de quarante ans. Sans elle, l’avenir du groupe est gravement hypothéqué. Un Service Public réalisant une audience famélique uniquement composée de personnes âgées ne pourrait plus justifier son coût, et l’existence de la redevance.

On connaît les arguments des attachés de presse des lobbies liés aux grands groupes privés, exposés à coup de commentaires de jours de programmation choisis « au hasard », bien entendu [1] : France 4 ferait selon eux son audience uniquement sur la fiction américaine. D’abord, c’est faux. France 4 a aussi été la première à mettre en avant de grandes réussites de la télévision européenne — notamment des séries britanniques qui montrent que la culture européenne peut produire des fictions télévisées qui n’ont rien à envier aux séries américaines. « Doctor Who » ou « Sherlock » font ainsi partie des principaux succès d’audience de la chaîne.
Ensuite, peut-être est-il encore possible sortir d’une vision nationaliste pour simplement parler de qualité des œuvres. Si France Télévisions disposait de séries françaises des années 90 ayant le même niveau d’exigence, la puissance dramaturgique et la portée sociale et politique qui sont celles de la merveilleuse « Urgences » — série médicale qui porte un regard sans concession sur le système de santé américain — elle serait sûrement heureuse de les rediffuser pour pouvoir remplir sa grille de programmes sans faire exploser son budget. Malheureusement, de telles séries françaises n’existent pas. France 4 est une des armes qui peut permettre d’éviter que la situation soit la même dans quinze ans.
Nul autre que le Service Public n’aurait pu avoir l’audace de diffuser une série aussi moderne et novatrice en première partie de soirée au milieu des années 90. France 2 n’a pas à rougir de l’avoir fait, bien au contraire. Et France 4 n’a pas à rougir de recueillir les fruits, via la rediffusion, de cette confiance passée en la qualité d’une œuvre et en l’intelligence du public français. Et si qui que ce soit a un doute sur ce qui remplit le mieux une mission de service public, entre « Urgences » et les programmes abjects de la concurrence privée, type « La Belle et ses Princes presque charmants », c’est que nous avons vraiment un très grave problème.

Gare à l’intox.

Contrairement à ce que voudraient faire croire les lobbies privés, il n’existe pas de chaîne française ciblant les 15-35 ans autre que France 4. Les régies publicitaires françaises se sont révélées incapables de monétiser une autre audience que celle des ménagères [2]. Incompétence ? Paresse ? En tout cas, c’est pour cela que notre paysage audiovisuel empile les mini-généralistes identiques les unes aux autres, au lieu de cibler différents publics.
Si les chaînes privées voient d’un mauvais œil France 4, c’est parce qu’avec ces généralistes, elles captent le public jeune par défaut, faute d’une offre spécifique. L’existence et la montée en puissance de France 4, ils la craignent parce qu’elle est de nature à les forcer à faire des efforts, à investir en recherche et développement de meilleurs programmes, à augmenter leurs investissements. Bref, elle est de nature à créer un cercle coûteux pour eux, qui ne voient la télévision que comme un moyen facile et sans risque de faire des profits rapides. Mais un cercle vertueux pour les téléspectateurs qui pourront bénéficier de meilleurs programmes, et pour les créatifs à qui on donnera enfin du travail (la France produit trois fois moins d’heures de fiction télévisuelle que la Grande-Bretagne, l’Allemagne ou l’Espagne).

C’est là exactement le rôle moteur que doit jouer un Service Public de télévision. C’est là exactement ce que réussit la BBC dans le paysage audiovisuel britannique.

C’est pour ces raisons que France 4 doit être protégée. Le politique peut considérer que proposer une chaîne enfant et une chaîne jeunes adultes sur un même canal permettrait de faire un "deux en un" avantageux. C’est méconnaître la nécessité pour une chaîne d’être clairement lisible éditorialement pour s’imposer dans un paysage à 25 chaînes gratuites. France 4 a longuement tergiversé avant de se fixer un cap clair. Son ciblage des 15-35 ans est finalement assez récent. Ce n’est que depuis quelques mois qu’il est devenu lisible pour les téléspectateurs. Les résultats d’audience s’en sont d’ailleurs rapidement sentis. Brouiller cet image serait lui couper les pattes, et nuire au paysage audiovisuel français.

Tout cela ne veut pas dire que tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes à France 4. Les tergiversations et hésitations sur la ligne éditoriale, qui ont duré des années, l’ont affaiblie. Il est absolument incompréhensible que France 4 ne diffuse pas de séries originales. France Télévisions en parle, sans passer à l’action, depuis des années ; et ne semble envisager la fiction sur France 4 que sous l’angle de l’hyper low-cost.
La TNT britannique — des chaînes numériques telles que BBC3 ou E4 — produit depuis plus de cinq ans des séries aux coûts maîtrisés, mais aux qualités de production élevées, qui s’exportent massivement et font rayonner la culture britannique dans le monde. Les « Skins » (chroniques réalistes de la vie d’ados), « Misfits » (des super-héros dans la banlieue de Londres), « The Thick of It » (satire politique réjouissante) et « Him and Her » (comédie sensible sur la vie de couple), pour n’en citer qu’une poignée, n’ont pas d’équivalents en France.

France 4 doit être le moteur qui permettra d’enclencher enfin la création sur les chaînes de la TNT, et de redresser la barre après l’échec des premières années, mentionné au début de cet article. Ce virage doit être pris rapidement : France 4 doit être dotée d’un budget fiction, de l’ordre de 25 à 30 millions annuels à déduire de ceux de France 2 et France 3, et s’engager à proposer de premières séries dès la rentrée 2013 [3].

Les solutions existent, il faut les appliquer

La masse de concertations, études, colloques et rapports produits ces dernières années est impressionnante. L’heure n’est plus aux diagnostics. La gauche doit sortir de la vision d’une télévision-tuyau dans laquelle on ne ferait passer que des cultures extérieures — théâtre, opéra, musique, cinéma… — pour, enfin, envisager la télévision comme productrice de culture. La série télévisée est une forme culturelle contemporaine majeure. Sur ce domaine, comme un grand nombre d’autres cultures populaires, la France est absente. En conséquence, sa voix à l’international se résume de plus en plus à un murmure. Surtout, en rejetant les cultures populaires dans l’underground, on a contribué à fragmenter la société française. Un peuple se constitue aussi autour des œuvres culturelles qu’il partage.

Pour ce qui concerne le chantier capital de la fiction télévisée, les pistes existent. Le rapport de la mission Chevalier sur la fiction française a levé de multiples espérances. Mais ses mots sont restés lettre morte.

Ces cinq dernières années auront été celles de la parole et de la gesticulation. Il n’appartient qu’au gouvernement qui sera mis en place après les élections de mai et juin de faire des cinq prochaines celles de l’action.


A nos lecteurs

La place du Village :

Ouvert au public le 4 février 2007, le magazine en ligne Le Village, spécialisé dans la critique, l’analyse et le décryptage des fictions télévisées européennes, a été le témoin des cinq dernières années d’évolution du paysage audiovisuel français et de ses cousins européens. Sa rédaction, passionnée, entièrement bénévole, a donné beaucoup de temps et d’énergie pour tenter de mettre en valeur les initiatives intéressantes, pour défendre les séries et téléfilms en lesquels elle a cru.
A son petit niveau, sans moyens autre que son enthousiasme, son indépendance et sa franchise, elle a tenté de recréer un lien entre le public et les créatifs de la fiction télévisée française.

Cet article qui nous projette dans les cinq prochaines années nous a semblé être une occasion comme une autre d’officialiser la décision que la rédaction a prise il y a plusieurs mois de cela.

Alors que plusieurs d’entre nous sommes aujourd’hui engagés dans d’autres aventures, celle du Village va prendre fin. Après cinq ans et demi, Le Village cessera d’être mis à jour l’été prochain. Toute la rédaction, Dominique Montay, Emilie Flament, Nicolas Robert et moi même Sullivan Le Postec, remercions toutes celles et ceux qui nous ont suivi pendant ces années, et pour encore quelques mois.

...Il paraît que la nature a peur du vide... Nous devons vous avouer que rien ne pourra nous faire plus plaisir que d’être très vite remplacés !

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