Vous allez vous dire « ce garçon réfléchit très lentement, tout de même ». C’est assez vrai. Mais je me suis arrêté sur cette interrogation beaucoup plus récemment.
J’ai repensé à cette phrase cette semaine en poursuivant mon rattrapage de Crazy Ex-Girlfriend. Parce que je me suis aperçu que, comme Urgences, comme The Office, comme The West Wing, les aventures de Rebecca Nora Bunch sont devenues quelque chose de très particulier pour moi.
Crazy Ex-Girlfriend, l’enthousiasme vs. l’âge adulte
Trouver une série qui vous procure vraiment matière à vous divertir, vous émouvoir ou de quoi réfléchir, c’est, à l’évidence, le but poursuivi par tout sériephile. Pas uniquement pour le plaisir de retrouver un univers, des personnages et des intrigues. Mais parce qu’épisode après épisode, le téléspectateur a l’occasion d’explorer, à chaque fois, des questions qui lui sont propres.
Pourquoi j’aime d’un amour profond (mais pas irraisonné) Crazy Ex-Girlfriend ? Pas seulement parce que c’est, pour moi, la série la plus aboutie dans un genre (la comédie musicale) qui ne m’a jamais franchement convaincu. Pas seulement, non plus, parce que c’est une série qui aborde le thème de la condition féminine avec une intelligence et une conscience politique rares.
Non : ce qui me fait fondre comme un caramel au soleil, c’est le jusqu’au-boutisme avec lequel ce projet évoque la rencontre entre les émotions les plus fortes, leur expression quasi-enfantine parfois, et la réalité de ce qu’est la vie d’adulte. Les déceptions. Les insatisfactions. Les peurs.
Et le fait que le programme soit une comédie survitaminée, incitant toujours l’audience à apprécier le verre à moitié plein, ne veut pas dire que les auteurs minimisent les problématiques qu’ils abordent.
Véritable missile anti-cynisme, Crazy Ex-Girlfriend pointe avec acuité quelque chose de très fort : le plus dur, dans la vie, c’est de préserver l’enthousiasme. L’envie. La capacité à être ému. Or, Rebecca, Donna, Josh et tous les autres le font avec une sincérité très touchante pour peu qu’on y soit sensible.
Legion et l’ennemi intérieur
Dire d’une série, "c’est la mienne", c’est assumer la subjectivité de la démarche. Reconnaître que le regard qu’on lui porte est en partie celui du cœur. Si c’est la nôtre, ce n’est pas celle des autres.
Cela ne veut pas dire que l’on a débranché la fonction « critique » de son cerveau. Au contraire. On peut tout à fait pointer tel ou tel point faible dans une série que l’on adore (salut, Landry Le Gentil Tueur dans Friday Night Lights). Seulement, la sincérité de la démarche part d’une appropriation très personnelle du programme. Donc émotionnelle.
L’autre série qui m’habite en ce moment, c’est Legion. Elle aussi, me parle comme peu d’autres le font. La série de superhéros/superschizo de Noah Hawley séduit sans doute ceux qui aiment être bousculés, si ce n’est brinquebalés, comme le public l’a rarement été.
Graphiquement et narrativement, elle joue avec les codes de façon étourdissante. A tel point qu’un deuxième visionnage s’impose pour voir si l’intrigue nous a mystifiés ou subtilement embarqués.
J’ai aimé être happé par ce troublant "trou noir et multicolore". J’ai adoré la façon dont la série a mis en scène l’idée selon laquelle notre pire ennemi sommeille en chacun de nous. J’y ai beaucoup réfléchi. J’y pense encore.
Quand l’histoire ne vous lâche plus
Parce que c’est ça aussi, "notre série". C’est celle qui vous fait autant ressentir que réfléchir. Repenser. Revisiter les images et les émotions longtemps après les avoir vues et perçues. Et comme la série est l’art du temps (que l’on soit ou non adepte d’un visionnage glouton), le rapport très singulier que l’on a avec celles que l’on aime le plus accompagne la façon dont nous évoluons nous-mêmes.
Parfois, c’est notre histoire, notre véritable personnalité que l’on réévalue.
The West Wing m’a fait prendre conscience de mon amour des gens qui défendent des idéaux. Tout ça sans me rendre aussi stupide que Sorkin ne l’est devenu dans The Newsroom. [1] Elle m’a fait comprendre que je foncerai plus d’une fois dans des murs pour aller au bout de mes convictions.
The Wire m’a fait remarquer qu’à notre époque, les murs sont très épais. Et que l’on ne les défonce pas souvent. En tout cas, pas toujours.
J’ai regardé The Office parce que mon chef de l’époque était au moins aussi stupide et détestable que Michael Scott au départ. Il est parti, j’ai changé de crèmerie, Michael a changé tout court mais j’étais déjà sous le charme de cette série qui n’est jamais plus belle, plus touchante, que quand elle montre la vie dans ses détails. Dans ses émotions les plus subtiles.
Je crois que, inconsciemment, j’ai aimé Homicide dès la première réplique de Crosetti. Life is a Mystery. Un mystère qui n’a pas de sens. Contrairement aux rapports que l’on tisse avec les gens qui comptent. Des gens dont il faut prendre soin, même si c’est une expérience aussi forte que complexe (Urgences, en 15 saisons, ne dit rien d’autre).
Des miroirs intimes pour se comprendre
Voilà ce que sont nos séries, au bout du compte. Des œuvres suffisamment solides pour interpeller tout un public mais aussi des notes de musique qui résonneront plus longtemps chez certaines personnes. Intimement. De façon unique.
En les regardant, c’est un peu nous que l’on essaie de comprendre, voire de construire. Nous face au « tourbillon indescriptible et imprévisible, que l’on ne peut maîtriser que si l’on reste positif et vigilant », comme disait Chuck Fishman dans Demain à la Une, en parlant de la vie.
Et ça, oui tout ça, c’est ce qui donne sa vraie valeur à une vie de sériephile. Repensez-y, la prochaine fois que vous serez devant votre série.
[1] Et les deux dernières saisons de John Wells n’y sont pas pour rien, pour A la Maison Blanche.