HISTOIRE(S) – Autopsie d’« Engrenages » : du prototype à la série
Récit d’une genèse mouvementée et conflictuelle...
Par Sullivan Le Postec • 1er mai 2010
La genèse de la série « Engrenages », point de départ de la série Canal, est une histoire passionnante, parce que ce développement fut sinueux et compliqué.

Quand Fabrice de la Patellière arrive à la tête de la fiction de Canal+ en 2002 et qu’il est décidé qu’il faut se diriger vers la série, le chantier est immense...

Comme il l’explique en 2004 à L’Humanité, s’il confesse apprécier « Avocats & Associés », il considère qu’il n’y a qu’un seul exemple de série produite dans les quinze années précédentes qui aurait pu avoir sa place sur Canal+ : « Police District » la série de Hugues Pagan avec Olivier Marchal produite par Capa Drama pour M6. Tant Pagan que Capa Drama et Marchal ont œuvré à la création de la série Canal dans ses cinq premières années, il est donc clair que les actes ont rejoint les paroles.

Mais « Police District » est unique et singulière. Au-delà, tout est à réinventer. Il faut tester des prototypes, il faut tâtonner. « Engrenages » l’illustre parfaitement.

Un Pilote

Fait rarissime en France, « Engrenages » a d’abord tourné un épisode pilote. Cinquante-deux minutes produites au printemps 2004, et destinées à tester le concept développé. Cinquante-deux minutes que presque personne n’a vues. Et pour cause, elles étaient assez profondément différentes du « Engrenages » que l’on connaît.
L’objectif est en effet de faire une série qui ne se focalise pas sur ’’une catégorie particulière, comme les juges ou les avocats, mais [qui va] tenter de rendre toute la complexité de la machine judiciaire,’’ explique de la Patellière. L’approche, en réalité, est quasi-documentaire. Et ce pilote aligne ainsi pas loin de vingt personnages principaux ! Les six personnages que nous connaissons, et leurs acteurs, font partie de ceux-là. A ce stade, la série est développée par Alexandra Clerc, ancienne avocate et fille d’Alain Clerc, qui dirige la société productrice, Son & Lumière. Le pilote est écrit par Alexandra Clert avec Jacques Santamaria et Paul Berthier, et réalisé par Jean Teddy Filippe (réalisateur de plusieurs « Police District »). Celui-ci explique que le scénario original du pilote faisait 112 pages (!) pour 52 minutes utiles à tourner, cela illustre à quel point une certaine approximation régnait.
’’Au départ, le concept était basé sur des intrigues dans un palais de justice, avec les différentes professions, notamment la PJ,’’ raconte à Générique(s) Guy-Patrick Sainderichin, crédité comme co-créateur — sur les deux premières saisons seulement (sic). ’’L’histoire est devenue plus fourmillante, avec un avocat général, plusieurs juges d’instruction, un juge des enfants’’.

En fouillant un peu, on a découvert qu’un extrait de ce pilote inédit est disponible sur le site de la Télétek du Groupe 25 Images. Un document rare à voir ici.

Sainderichin n’est pas tendre avec ce pilote auquel il n’a pas du tout participé : ’’il est très confus, et même à peu près incohérent,’’ dit-il.
Le réalisateur Jean Teddy Filippe défend lui cet épisode prototype, titré « Intrigues au Palais » : ’’Tout un monde gravitait dans les couloirs et les bureaux du Palais de Justice, transformait le lieu en un déambulatoire de misères. Magistrats, policiers, petits justiciables, tous repassaient régulièrement les uns devant les autres, traînant avec eux des situations qui n’avaient de cesse de s’aggraver. C’est sur le tournage, que le titre « Engrenages » a vu le jour. (…) Pour s’échapper de scènes qui mettaient magistrats et justiciables au paroxysme de la claustrophobie, la caméra s’échappait par les fenêtres, les vasistas, les trous de serrure, plongeait sur Paris au 4 millimètres pour nous donner une bouffée d’horizon avant que les portes d’une cour ne se referment sur un pauvre hère qui pensait que dire la vérité le sauverait…
L’Avocate se changeait dans les toilettes pour dissimuler une tenue qui aurait trahi ses origines modestes. Le Juge Roban était responsable du suicide d’un détenu (...). Le capitaine de police pressait [le] procureur de ne pas libérer le lendemain, les délinquants qu’elle avait arrêtés la veille. Ses deux collègues, surveillaient Personne, un africain en train de déféquer la drogue qu’il avait avalée, emballée dans des préservatifs. Plus tard, ils étaient appelés sur une affaire ; une nourrice venait de découper le bébé dont elle avait la garde. La plupart de ces scènes se sont retrouvées dans les épisodes de la première saison.
’’

Avec tout le respect que l’on doit à Jean Teddy Filippe, on imagine sans peine qu’une telle densité d’éléments (auxquels il faut donc ajouter ceux concernant les personnages qui n’ont pas été retenus) produisait sans doute un résultat confus et à peu près incohérent. Mais on conviendra bien volontiers que ce n’était pas de sa faute.

De fait, les équipes de Canal+ et de Son & Lumière, réalisent que l’approche n’est pas payante. ’’On était vraiment partis dans l’idée de faire une série ultra-réaliste,’’ nous racontait Fabrice de la Patellière en 2008, ’’mais à l’arrivée ce n’était pas complètement satisfaisant parce qu’on n’avait pas le romanesque. C’était moins fort que les films [documentaires] de Depardon, et moins efficace dramatiquement que les vraies séries’’.

Chacun réalise donc qu’il va falloir sérieusement booster la dramaturgie. Pour ce faire, Canal+ demande en premier lieu de se recentrer sur un groupe de personnages plus réduits. On sélectionne les personnages du pilote qui fonctionnent le mieux ; ceux, aussi, où il y a une vraie rencontre entre personnage et comédien. Ce sont les six que nous connaissons aujourd’hui : la Capitaine de police et ses deux flics, le juge, le substitut du procureur et l’avocate. Seul changement à ce niveau, Grégory Fitoussi remplace Patrick Mille.
’’En réalité,’’ admet Guy-Patrick Sainderichin, ’’cela revenait à faire une série nouvelle, à repartir presque de zéro’’.

Un Brouillon

C’est en fait à ce stade que Guy-Patrick Sainderichin embarque à bord d’« Engrenages », car Canal voudrait que le pilote donne assez vite naissance à une première saison de huit épisodes (qui donc, ne contiendra pas ce pilote, destiné à rester un prototype que personne ne verra jamais).
Son & Lumière embauche quelques scénaristes. Guy-Patrick Sainderichin est engagé pour être Directeur de collection, et lui fait venir Laurence Diaz pour travailler avec lui.

Au départ, le processus d’écriture est censé être proche de ce qui se faisait par exemple sur « Avocats & Associés » (une autre production de Son & Lumière) : chacun doit écrire son épisode de son coté, supervisé par le Directeur d’écriture. Mais la réalité des bases de départ fait dévier la direction.
’’Les personnages que la chaîne voulait mettre en avant n’étaient pas constitutifs d’une série,’’ explique Sainderichin. ’’Ils ne travaillent pas ensemble, ils ne forment pas un groupe, un héros collectif, parce qu’ils interviennent à des moments différents de la procédure judiciaire. (…) Comme il était impossible de construire une série à partir du groupe de personnages qui nous était donné, la série qu’on écrivait est devenue feuilletonnante. C’était une façon de contourner le problème’’.

Cette trame feuilletonnante s’improvise donc vraisemblablement rapidement : il se passe à peine plus de 18 mois entre le tournage du pilote en avril 2004 et la mise à l’antenne de la série en décembre 2005, et cette période inclut le tournage des huit épisodes. On comprend mieux, du coup, le coté écrit au fil de la plume de cette trame et sa résolution catastrophique, ainsi que le fait que les rares intrigues qui fonctionnent dans la première saison de la série soient des intrigues épisodiques bouclées dont certaines développaient donc des esquisses du pilote.

Clairement, aussi, le département fiction à Canal+, désireux de mettre à l’antenne un premier projet vite, n’a pas assez aidé le projet à décoller. ’’Toutes nos premières versions et tous mes premiers dialogues ont été validés,’’ se félicite Guy-Patrick Sainderichin.
Toute intervention du diffuseur n’est pas forcément diabolique, et on soupçonne que l’expérience de la saison 1 d’« Engrenages » ait convaincu Canal+, d’être beaucoup plus interventionniste par la suite, tout en restant bienveillante vis à vis des auteurs et déterminée à ne pas raboter les projets (ce qui est arrivée tout de même quelque fois, notamment dans la décision malheureuse de changer le personnage principal de « Reporters » entre les deux saisons...).

Jean Teddy Filippe apprend par le biais de comédiens qu’on ne fera pas appel à lui pour la série. Mais il revendique avoir instauré bon nombre de ses points de repère visuels dans son pilote. ’’Quelle(s) raison(s) devais-je alors imaginer pour comprendre ce qui avait motivé mon remplacement, quand j’ai retrouvé le casting, la musique, et une partie de l’écriture visuelle (le time-remap et les ralentis) sur la saison 1 ?’’ se demande-t-il. Sans réponse.

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Philippe Triboit et Pascal Chaumeil se partagent la réalisation des huit épisodes. La collaboration avec l’équipe scénaristique ne se passe pas bien. Du tout. Mais il est difficile d’en savoir plus.
Sainderichin se plaint de réalisateurs arrivés sur le projet avec une mentalité « d’auteurs » mal inspirés par la Nouvelle Vague. On se met aussi à la place de réalisateurs devant mettre en image des scénarios de tout évidence pas du tout aboutis : la trame feuilletonnante est grotesque, les dialogues régulièrement catastrophiques, et les intentions transparaissent rarement à l’écran.
Certains propos du scénariste principal laissent d’ailleurs pantois : ’’J’avais aussi envie de personnages intelligents,’’ explique Sainderichin. ’’Certains ont reproché à la série leur noirceur, ce qui m’a surpris. Je les ai toujours voulus moralement intègres, pouvant faire des bêtises, mais voulant faire leur métier le mieux possible’’. A l’écran les personnages sont très souvent absolument idiots, et pour la plupart d’entre eux quasi-dénués d’intégrité (à part peut-être le Juge)...

Résultat de ces tensions, qui ternissent les rapports de Guy-Patrick Sainderichin et du producteur Alain Clerc, mais aussi d’un désaccord financier au moment des négociations pour la saison 2 (’’Je demandais moins d’argent, mais je voulais un pourcentage sur les exploitations secondaires qui m’a été refusé’’), le scénariste est remercié en juillet 2006, six mois après la diffusion.
Peut-être des raisons créatives ont-elles aussi joué (mais ce n’est pas sûr). Toujours est-il que ce renouvellement du coté des scénaristes allait permettre à « Engrenages » de prendre un nouvel élan.

Une Série

De façon amusante, vous ne trouverez personne parmi ceux qui y ont été associés pour vous dire que la saison 1 de « Engrenages » est faible, voire ratée. Vos questions sur le sujet se borneront à récolter quelques « formidable », « innovante », « très réussie ». Tout au plus, en semi-off, vous trouverez quelqu’un pour admettre que le démarrage est très poussif (aussitôt suivi d’un ’’ça s’améliore bien ensuite !’’), ou que la série manquait d’un conseiller flic pour la crédibilité de la partie policière.
Pourtant, et « bizarrement », quand vous vous mettez à expliquer que, pour vous, Virginie Brac a réinventé la série, qu’elle a transformé en personnages les silhouettes caricaturales de la saison 1, qu’elle a introduit une vraie profondeur et une vraie complexité émotionnelle, qu’elle a créé une intrigue très respectueuse de l’intelligence du spectateur et donc très stimulante, votre interlocuteur vous écoute toujours avec beaucoup d’attention. Et inévitablement, ça se termine par un ’’je suis d’accord !’’. Auquel s’ajoute à l’occasion un sourire en coin...

De fait, Virginie Brac savait bien qu’elle n’arrivait pas sur un terrain facile et elle l’explique quand Anne Landois (la scénariste de la saison 3 !) lui demande pour le site de l’UGS quel était son état émotionnel à son arrivée : ’’Un peu stressée quand même. Plusieurs auteurs avaient essayé [1], puis renoncé, et je savais que c’était une série difficile. Et puis, je n’avais jamais écrit pour des personnages qui n’étaient pas les miens. Une saison 2, c’est un héritage avec le poids que cela implique. Si on ajoute le fait qu’il fallait écrire vite parce que Canal n’avait pas changé ses dates de diffusion, le tableau n’était pas rose’’.
Tout ce que personne ne vous dira jamais sur les très grosses faiblesses de la première saison de la série, Virginie Brac l’a écrit... en creux, dans son premier épisode de la saison 2 ! Méthodiquement, tout y est pointé pour être immédiatement réorienté, corrigé, transcendé. Il faut dire que la scénariste, qui s’est reposée sur une histoire du vrai flic (et vrai pseudo, du coup) Eric de Barahir, est sacrément lucide, comme en témoigne sa réponse quand on l’interroge sur le caractère innovant d’« Engrenages » : ’’Est-ce que c’est vraiment si nouveau ? J’en doute. J’adore les séries, j’adore le polar, j’ai écrit en fonction de mes goûts personnels. J’ai l’impression d’avoir réussi quelque chose mais pas d’avoir innové’’.

Virgine Brac accentue aussi la partie policière. Du pilote où l’on croisait essentiellement les flics dans les allées d’un palais de justice, nous en arrivons à la formule de la saison 2, où l’enquête joue un rôle essentiel. La série a aussi encore resserré son spectre de personnages principaux, quitte à assumer que les personnages passeront au premier plan tour à tour selon les intrigues de saisons.
Virginie Brac porte seule une grosse part de l’écriture, même si les discussions avec le directeur littéraire Thierry Depambour et avec Eric de Barahir nourrissent son travail. Gérard Carré et Lionel Onenga co-signent les épisodes 4 & 5. Didier Le Pêcheur de même que le réalisateur Philippe Triboit sont associés au scénario de l’épisode 8 ; qui posa quelques problèmes puisque la production avait privilégié une option scénaristique peu compatible avec une économie de télé (c’est sans doute à cela qu’on doit le crédit d’écriture de Triboit, qui a probablement du reprendre pas mal de chose au tournage).
Même si on est très loin du naufrage de l’épisode final de la saison 1, cette conclusion de la saison 2 ne se regarde pas sans frustration tant il est absolument évident que les scénaristes sont à l’étroit et qu’il n’ont pas assez de temps pour conclure leur histoire.

Quoi qu’il en soit, c’est sur cette base pleinement définie par la saison 2 qu’Anne Landois a repris la série pour une troisième saison, à nouveau épaulée par Eric de Barahir (le même duo travaille actuellement sur la saison 4).

On n’est pas dans le hight-concept et « Engrenages » repose clairement en premier lieu sur ses personnages (d’où l’intérêt de les avoir redéfinis et approfondis) mais la série a réussi, quoi que de façon chaotique et dans la douleur, à passer du prototype à la série. Et, ainsi, à servir elle-même de modèle de développement pour le reste des séries Canal...


Notre critique de la saison 3, qui commence lundi soir sur Canal+, est en ligne. Le premier épisode sera disponible gratuitement lundi soir sur le site de la chaîne.

Dernière mise à jour
le 13 mai 2010 à 19h37

Notes

[1Laurence Diaz (co-scénariste sur la saison 1) et Rodolphe Aunet, notamment