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The Real Jéjé of pErDUSA - Introduction à l’histoire de MTM, société historique de production de séries

N°21: MTM, un mythe (pas si connu)

Par Jéjé, le 20 février 2015
Par Jéjé
Publié le
20 février 2015
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Les amateurs français de séries ont l’habitude d’associer la qualité des productions américaines à des sigles de trois lettres. Récemment dans ces colonnes, vous avez pu lire que le top du chic du hype en ce moment était marqué du sceau FXX.

Même si pour vous, comme tout bon series addict contemporain, ce sont les lettres HBO qui vous sont venues immédiatement à l’esprit, ce nom de chaîne (de Premium Cable), qui a hébergé les (anti-)héros des univers plus divers, de Oz à True Detectives en passant par The Sopranos, Six Feet Under, The Wire et In Treatment, et qui sert régulièrement en soirée à illustrer l’idée selon laquelle « la période actuelle correspond à l’âge d’or des séries télé US ».

Si vous vous intéressez aux séries depuis un peu plus longtemps (parce que, et oui, il faut vous y faire, vous êtes un peu plus âgé que vos collègues qui vous rabâchent les oreilles avec Breaking Bad), votre sigle fétiche est sûrement NBC, le network phare de vos chères années 90 durant lesquelles vous avez découvert ER, Law & Order, Friends, The West Wing et Homicide. Pour vous, ces années marquent « le véritable âge or des séries US » (encore lui) et le souvenir d’un épisode en VF de New York District regardé vers une heure du matin sur France 3 vous plonge dans des abîmes de nostalgie.

FFX, HBO, NBC, et pourquoi pas AMC, CBS, ABC, il y a le choix.

Pourtant, pour tous les observateurs et les créatifs américains du monde des séries télé, seules trois lettres peuvent être associées sans discussion à l’expression « Quality TV » : M, T et M. 
MTM.

Lorsque l’on se penche sur les ouvrages américains de référence sur ces différents âges d’or de la télévision américaine (il y en aurait trois [1]), on constate que tous leurs auteurs font un lien entre les séries et les créateurs qu’ils étudient et MTM, cette petite boîte de production indépendante créée en 1969 par un ancien publicitaire, Grant Tinker [2] et sa femme, la comédienne Mary Tyler Moore.

Mary Tyler Moore et Grant Tinker

Pour Robert J. Thompson (Television’s Second Golden Age : From Hill Street Blues to ER, Syracuse University Press, 1997), MTM a tout bonnement défini le « standard de qualité dans l’industrie de la fiction télévisée », un standard qui s’est répandu au fil des décennies grâce aux créateurs formés à l’école de cette boîte de production particulière.

« Although the political, social and industrial environments may have just right for an explosion of quality drama on network television in the early 1980s, that explosion could never have happened had there not been a group of writers, producers and actors ready and wanting to set it off. Without MTM Entreprises, […] there would not have been no second Golden Age of Television. Formed around The Mary Tyler Moore Show, MTM went on to define the standard of quality in the television industry. Of the ten shows most closely examined in this book, two - Hill Street Blues and St. Elsewhere - where made by MTM, five - Moonlighting, L.A. Law, Twin Peaks, Thirtysomething, and Northern Exposure - were conceived by people who had cut their teeth creative there, and one - Picket Fences, was created by someone who learned the trade from one of MTM’s most notorious ex-empoyees. […]
Half the Emmy Awards given in the categories for both best comedy and best drama from 1971 through 1994 went to show produced by MTM or its alumni.
(Chapitre 3 - The Quality Factory) »

« Bien que les conditions politiques, sociales et industrielles aient sûrement été réunies au bon moment pour provoquer l’explosion de séries (dramatiques) de qualité sur les networks au début des années 1980, cette explosion n’aurait jamais pu avoir lieu si un groupe de scénaristes, de producteurs et d’acteurs n’avait pas été prêt à la déclencher. Sans MTM, […] il n’y aurait jamais eu de deuxième âge d’or de la télévision. Construite autour du Mary Tyler Moore Show, MTM a été jusqu’à définir le standard de qualité dans l’industrie télévisuelle. Sur les dix séries qui vont être étudiées dans ce livre, deux - Hill Street Blues et St. Elsewhere - ont été faites par MTM, cinq - Clair de Lune, La Loi de Los Angeles, Twin Peaks, Thirtysomething et Northern Exposure - ont été créées par des créatifs qui ont fait leurs premières armes chez MTM, et une - Picket Fences, a été créée par quelqu’un qui a appris son métier de l’un des anciens employés les plus célèbres de MTM. […]
La moitié des Emmys des meilleures comédies et des meilleurs drama entre 1971 et 1994 ont récompensé des séries produites par MTM ou par des anciens de MTM. »

Dans Difficult Men : Behind the Scenes of a Creative Revolution : From the Sopranos and the Wire to Mad Men and Breaking Bad, Penguin Books, 2013 [3], Brett Martin ouvre et conclut son livre sur le troisième âge d’or de la télé américaine par un parallèle entre MTM et HBO.

« In this, Tinker’s studio provided a blueprint for what HBO would become in the late 1990s and early 2000s. MTM’s offices in Studio City became the place writers wanted to be—not necessarily because it was where they’d get the most money, but because they’d have the freedom to do good work.  » (Chapitre 1 - « In This Maligned Medium »)
« En cela, le studio de Grant Tinker fournit le modèle de ce que HBO deviendrait à la fin des années 1990 et aux débuts des années 2000. Les bureaux de MTM à Sutdio City devinrent l’endroit où les scénaristes voulaient être - pas nécessairement parce que c’était là où ils gagneraient le plus d’argent, mais parce qu’ils auraient la liberté de faire du bon travail. »

« In 2003, Variety named Albrecht “Showman of the Year.” An accompanying article stressed HBO’s climate of hospitality to artists. “We are the network and we don’t always agree with the final product of the things that we put on the air,” he told the magazine, an astonishing assertion. “But everybody can walk away feeling a little bit better because we haven’t screwed up somebody’s good idea.” In a New York Times profile, he compared the network to the Medicis, Renaissance Florence’s patrons of the arts. It was a high-minded allusion, to be sure, but also, in its way, a call back to the philosophy of MTM’s Grant Tinker, who had taken pains to insist he was no artist himself, just a facilitator. » (Chapitre 11 - « Shooting The Dog »)
« En 2003, Albrecht est désigné « Showman de l’année » par le journal Variety. Un article vante le climat très accueillant envers les artistes. « Nous sommes le network et parfois nous ne sommes pas ravi du produit final que nous mettons à l’antenne », affirme-t-il de façon étonnante. « Mais tout le monde se sent un peu mieux parce que nous n’avons pas bousillé la bonne idée de quelqu’un. » Dans un portrait du New-York Times, il compare le network aux Médicis, les mécènes de la Renaissance à Florence. C’est une référence noble, mais qui renvoie également à la philosophie du Grant Tinker de MTM, qui mettait un point d’honneur à répéter qu’il n’était pas un artiste, mais un levier. »

Jeffrey Stepakoff, scénariste et auteur de Billion Dollar Kiss : The Kiss That Saved Dawson’s Creek and Others Adventures in TV Writing, Gotham Books, 2007 [4], explique que le développement et la pérennité de la qualité dans les fictions américaines au cours des dernières décennies vient de la culture du « mentorship » et de l’apprentissage aux côtés de ses pairs initiée par MTM.

« The independents understood that the only way they could compete with the big studios was to create not just a successful show or two, but a business that could consistently churn out hits years after years. Hence, Tinker created more than a company. he created a culture of training, the repercussions of which extend well beyond MTM. » (Chapitre 6 - Breakfast at the Polo Lounge)
« Les producteurs indépendants ont compris que leur seule possibilité pour survivre face aux grands studios était de créer non pas un ou deux séries à succès, mais un système qui permettrait de sortir des hits année après année. Tinker a fondé plus qu’une compagnie, il a créé une culture d’entraînement/apprentissage, dont les répercussions ont largement dépassé MTM. »

MTM n’a pas été un simple endroit de liberté où l’imagination des scénaristes a pu s’exprimer sans barrière [5], elle a accompagné et formé leur écriture dans les méandres et les contraintes de la production télévisuelle pour qu’elle puisse se développer et se maintenir sur la longueur. Avant de créer et de showrunner The Sopranos (1999-2007) sur six saisons, David Chase fut scénariste et producteur pendant de nombreuses saisons sur I’ll Fly Away (1991-1993) et Northern Exposure (1990-1995), deux séries créées par Joshua Brand et John Folsey, qui se sont rencontrés sur The White Shadow (1978-1981), le deuxième drama de MTM, avant de créer toujours pour MTM St. Elsewhere (1982-1988).

Mais comment se fait-il que, si l’influence de MTM est à ce point fondamentale dans le monde des séries, quasi mythique (pour Gary David Goldberg, le créateur de Family Ties et Spin City, MTM était le « Camelot des scénaristes [6], elle soit si peu (re)connue en France ? (Elle l’est essentiellement pour les fans de Hill Street Blues comme la société de productions qui a viré Steven Bochco de sa série en cinquième saison pour dépassement de budget…)

La réponse est toute simple : la télévision française (de l’ORTF des années 1970 jusqu’aux canaux du câble des années 2000 en passant par les chaînes généralistes des années 1980 et 1990) n’a quasiment jamais rien diffusé des 18 années de productions de MTM.
Aucune de ses quinze sitcoms des années 1970, à commencer par le Mary Tyler Moore Show (1970-1977) avec sept saisons et ses multiples Emmys, ses spin-offs, Rhoda (1974-1979) et Phyllis (1975-1977), The Bob Newhart Show (1972-1978), pas plus que WKRP in Cincinnati (1978-1982) n’ont jamais été diffusées [7], quand dans le même temps, l’ORTF diffuse dès 1966 Ma Sorcière Bien Aimée/Bewitched (1964-1972), en 1968 Max La Menace/Get Smart (1965-1970), en 1976 Happy Days (1974-1984), en 1979 Les Arpents Verts/The Green Acres (1965-1971), des comédies pour le moins banales et poussives.

Il n’est pas étonnant que les séries américaines et les sitcoms en particulier aient eu si longtemps mauvaise réputation en France quand nos chaînes se sont évertuées à mettre de côté toutes les productions de qualité (c’est la même chose avec Tandem Productions, l’autre société de production emblématique des années 1970, celle de Norman Lear, le créateur de All in the Family (1971-1979), Maude (1972-1978) et The Jeffersons (1975-1985), dont la télé française a ignoré toutes les séries…). C’est un peu comme si les réseaux de distribution de films de cinéma avaient décidé de ne pas montrer en France les films de Woody Allen, de Blake Edwards, de Robert Altman et de Mel Brooks...

The White Shadow (1978-1981)

Du point de vue des sept dramas des années fin 1970-1980 (qui correspondent à une deuxième phase de l’histoire de MTM), c’est un peu mieux, puisque quatre d’entre eux ont été diffusés [8] :
— Remington Steele (1982-1987) arrive la première, seulement un an après sa diffusion américaine, sur Antenne 2 et sera rediffusée pendant des années sur France 3 (elle est sûrement la série MTM la plus connue en France…)
— Hill Street Blues (1981-1988) arrive en 1984 sous son nom américain avec trois années de décalage sur Canal + d’abord, puis est diffusée à partir de 1986 sur la Cinq sous le titre Le Capitaine et L’Avocate [9] avant d’être rebaptisée Capitaine Furillo.
— Lou Grant (1977-1982) (pourtant plus ancienne) est diffusée en 1985 sur Antenne 2 avant elle aussi d’être récupérée par La Cinq.
— St. Elsewhere (1982-1988) sera diffusée sur Teva en 2000 18 ans après ses débuts sur NBC en 1982.
Three For The Road (1975), annulée au bout de 12 épisodes aux USA, Paris (1978-1979), première série de Steven Bochco pour MTM et The White Shadow (1978-1981) créée par Bruce Paltrow restent inédits chez nous.

On ne pouvait donc pas faire autrement que de passer à côté du mythe MTM.

Heureusement, les DVD et les sites de streaming (Hulu, Youtube et désormais ShoutFactoryTV, spécialisée dans les « classiques ») permettent de toucher du doigt un mythe, qui quarante ans plus tard tient vraiment bien encore la marée.

Jéjé
P.S. Et pour vous accompagner dans cette découverte, je vous proposerai dans les jours à venir la petite histoire de MTM issue de mes lectures hivernales [10].
Notes

[1Et le deuxième et le troisième couvriraient une période allant de 1975 à... nos jours. Donc, en gros, on serait dans un âge d’or permanent, ce qui rend un peu caduque le concept même d’âge d’or...

[2Elle sera vendue 18 ans plus tard à une société anglaise en 1988 avant de disparaître sans bruit 10 ans plus tard

[3La traduction française nous renvoie immanquablement à la même notion : "Des hommes tourmentés : Le nouvel Age d’Or des séries : des Soprano et The Wire à Mad Men et Breaking Bad"

[4Un livre passionnant qui n’a qu’un seul défaut, son titre désastreux.

[5Il est probable que c’est ce que devient HBO dans sa période John From Cincinnati

[6Television’s Second Golden Age : From Hill Street Blues to ER, Syracuse University Press, 1997, page 47

[7A l’exception du pilote du Mary Tyler Moore Show dans une soirée Screenings des années 2000 sur SérieClub.

[8Dans une version française dont je ne peux préjuger de la qualité, mais je doute que toutes les subtilités des dialogues d’une fiction fortement engagée comme Lou Grant soient toutes passées…

[9C’est une information Wikipedia, que j’ai peine à croire. Si quelqu’un peut me la confirmer !

[10Vous savez que vous avez des amis de qualité quand ils vous offrent comme cadeau de pendaison de crémaillère la biographie officielle de Grant Tinker !