Un prologue madmen-ien
Tout commence au milieu des années 50. Après quelques années passées aux côtés d’un producteur d’émission de radio (le média phare de l’époque), Grant Tinker est engagé par des agences de publicité de Madison Avenue, à New York. En 1956, il est chargé de redorer le blason de Relvon, la marque de cosmétique éclaboussée par un scandale des jeux télé truqués. Dix huit mois plus tard, il part gérer pour une autre agence les intérêts et les productions télé de Proctor & Gamble.
Alors qu’il est officiellement un « publicitaire », il est déjà de plein pied dans la production de séries, puisqu’à l’époque, les trois grands networks réalisent en partie leurs recettes en vendant des créneaux horaires entiers à des entreprises, qui pour faire apparaître leur nom à la télévision, doivent financer et produire un programme télé.
A la fin des années 1950, Tinker vit entre New-York et Los Angeles, où il gère les séries produites entièrement ou co-produits par les clients de la firme (The Danny Thomas Show (1953-1957), The Real McCoys (1957-1963), The Andy Griffiths Show (1960-1968), sitcoms à succès de l’époque…)
Son travail chronophage ne lui permet de voir sa femme et ses quatre enfants dans leur maison du Connecticut que très rarement et finit par avoir raison de son mariage en 1959.
En 1960, il rencontre dans ses bureaux Carl Reiner. Celui-ci est chagriné par le fait que son pilote n’ait pas été acheté par un network et qu’il a du mal à trouver les bons acteurs pour jouer les rôles principaux pour un nouvel essai. Quelques semaines plus tard, il invite Tinker sur le tournage de son nouveau pilote - qui deviendra le premier épisode du Dick Van Dyke Show (1961-1966) - où ce dernier fait la connaissance du premier rôle féminin en la personne de... Mary Tyler Moore [1]

Dans les années qui suivent, deux événements vont forger la philosophie et la stratégie créative de Tinker.
En 1962, devenu chef de la programmation de NBC pour la côte ouest, il est approché par le créateur de Mr Novak (1963-1965), série mettant en scène un jeune prof d’anglais dans son premier poste et saluée par la critique. Il souhaite produire un double épisode consacré aux infections sexuellement transmissibles. Enthousiasmé par cette idée, Grant apprend rapidement que le département de la « censure » est résolument opposé à ce que ce thème soit porté par les ondes du network. Il découvre les affres de la bureaucratie de NBC en même temps qu’il développe une pugnacité à faire passer ses engouements [2]. Il ira jusqu’à prendre l’avion pour New York et frapper à tous les bureaux jusqu’à celui du président du network pour plaider la cause (en vain, cette fois-ci).
Au printemps 1962, à l’issue de sa première saison, la série de sa nouvelle compagne (et rapidement nouvelle épouse) est annulée par CBS. The Dick Van Dyke Show [3], comédie qui suit les déboires professionnels d’un scénariste de sitcom et ses aventures familiales, est pourtant l’une des favorites de la critique. Elle est un « signe de grande amélioration qualitative » selon Harry Castleman et Walter J. Podrazik [4] à une époque où la télévision américaine constitue un désert de fadeur et de médiocrité.
Pour Grant Tinker, « CBS was guilty of a network sin that is still being committed today. [5] Lackluster first-year rating results were given greater that overwhelmingly positive critical reaction. Instead of basing their decision on their creative judgement of the show itself, as network executives are paid to do, CBS had opted to read the Nielsen numbers and just give up. »
« CBS fut coupable d’un péché de network encore très courant aujourd’hui. Il était donné plus d’importance au score d’audience peu glorieux qu’à l’accueil critique très favorable qu’avait reçu la série. Plutôt que de baser leur décision sur la base d’un jugement lié à la qualité de la série, ce pourquoi les exécutifs des networks sont payés, CBS a choisi de ne s’intéresser qu’aux audiences et a capitulé. »
Suite à un montage financier malin de la part de l’agence de publicité en charge du Dick Van Dyke Show, CBS accorde la production de nouveaux épisodes. La série entrera dans le TOP 3 des audiences pour sa 3ème saison et remportera de multiples Emmys (dont 3 pour Dick Van Dyke et 2 pour Mary Tyler Moore).
Ces résultats confirment pour Grant Tinker que persévérer dans la qualité peut être un chemin vers le succès.
Frustré par une nouvelle direction qui ne souhaite pas investir le moindre dollar supplémentaire dans la production de fictions, Tinker quitte NBC pour les grands studios de Los Angeles. D’Universal, il passe rapidement chez FOX chez lesquels il développe et parvient à vendre une série - Arnie (1970-1972), une comédie autour d’un ouvrier promu du jour au lendemain cadre dans une grande entreprise - à Mike Dann, le chef de la programmation de CBS.
Chez FOX, il est le témoin privilégié des coulisses de Room 222 (1969-1974), une comédie dont la diffusion débute en septembre 1969 sur ABC, et dont le réalisme et la contemporanéité du sujet (un professeur noir est confronté dans son lycée aux différents problèmes de société qui agitent la société américaines) est en rupture assez brutale avec les sitcoms rurales et hors du temps qui dominent les grilles des networks.
Un contexte bénéfique à l’innovation
Au même moment, suite à une apparition remarquée dans une émission de variété construite autour de son ancien partenaire du Dick Van Dyke Show, Mary Tyler Moore signe avec CBS un contrat qui lui garantit l’achat et la diffusion d’une série de 13 épisodes dans laquelle elle tiendra le rôle principal. Grâce à une habile négociation de son manager, Arthur Price [6], il est indiqué que la série sera produite par la société qui vienne de créer pour l’occasion l’actrice et son mari.
Les cadres de CBS pensent qu’ils feront appel à Carl Reiner pour lui construire un rôle de femme au foyer dynamique similaire à celui qui lui avait porté chance dans sa première série pour contrebalancer le risque qu’ils prennent d’assumer seuls le financement de la production. Mais le couple a d’autres idées, novatrices et susceptibles d’être à leur avantage dans un paysage audiovisuel en pleine mutation.
A cette époque-là, la FCC, l’organisation de régulation de les diffusions audiovisuelles, s’est donné comme objectif de briser le contrôle financier des networks sur les programmes qu’ils diffusent (par exemple, toutes les retombées pécuniaires liées aux rediffusions en syndication [7] du Dick Van Dyke Show - l’une des dernières séries produite en intégralité par des sponsors - arrivent en totalité dans l’escarcelle de CBS). Son bras de fer avec les networks dure depuis 1965.
Tinker et Moore, en créant leur propre société de production, anticipe la mise en place de « the FinSyn Rule (Financial Interest Syndication Rule) », qui a lieu quelques mois plus tard et qui va interdire aux networks de bénéficier des revenus de la syndication de « leurs » anciens programmes. Le couple escompte ainsi un retour sur investissement très lucratif à long terme (si la série est un succès, une condition essentielle et un brin aléatoire), avec un engagement financier d’autant plus limité qu’entre 1970 et 1972 les networks paient encore des droits de diffusion pour les épisodes du niveau du coût de leur production. (A partir de 1972, les productions de séries se feront à perte - comme encore à l’heure actuelle -, les networks estimant que les studios et les indépendants se rattraperont le temps venu de la syndication).
Privés de la mane de la syndication et de l’argent de l’industrie du tabac (qui perdent le droit de faire de la publicité à la télévision en 1971), les networks doivent envisager de nouvelles stratégies pour récupérer un maximum de revenus des publicités qu’ils diffusent en prime-time. Certains cadres découvrent, aidés par les agences de Madison Avenue, les notions de segmentation de marché et de cibles démographiques, et une guerre des « philosophies » s’engage au sein des networks.
Mike Dann, le chef historique de la programmation de CBS, ne veut pas entendre pas cette histoire de femme divorcée que James L. Brooks et Alan Burns, le créateur et un scénariste de Room 222 que Tinker a débauché, souhaitent écrire pour la série de Mary Tyler Moore. Tinker, qui leur a promis le contrôle créatif total sur la série, intervient sans relâche auprès de Dann, sans parvenir à le faire fléchir. Convaincus du potentiel créatif d’avoir une série en rapport avec les évolutions sociales contemporaines, Tinker, Moore, Brooks et Burns se satisfont de pouvoir faire de leur héroïne une femme célibataire récemment séparé de son ami. Ils persévèrent dans cette voie, tournent leur pilote et lancent la production des douze épisodes suivants.

L’histoire de MTM aurait pu s’arrêter ici puisque Mike Dann, toujours peu convaincu par le concept de la série, décide de programmer (et d’enterrer) The Mary Tyler Moore Show (1970-1977) le mardi à la rentrée dans l’un des créneaux les plus difficiles de la semaine [8]
Les treize premiers épisodes du Mary Tyler Moore Show auraient pu être le seul legs de MTM à la télévision américaine.
Mais Bob Wood, président de CBS fraîchement nommé en 1969, contrecarre les plans de Dann, à l’aide d’un petit nouveau à la programmation, Fred Silverman. Les deux hommes sont convaincus du potentiel des séries en lien avec leur époque et décident de protéger The Mary Tyler Moore Show en attendant que le network développe quelques autres séries innovantes. La série est alors programmé le samedi soir juste après (coïncidence) Arnie, la série qu’avait développée Tinker quand il était encore chez FOX.
Les résultats ne sont pas déshonorants. En janvier, Bob Woods met à l’antenne son projet phare qu’il a développé avec Norman Lear et remplace Arnie en janvier par All in the Family. Les débuts sont modestes, mais en mai, cette dernière finit en tête des audiences, ajoutant dans sa lancée quelques millions de téléspectateurs au Mary Tyler Moore Show. Les deux séries urbaines et sophistiqués sont renouvelées pour la saison suivante.
MTM est vivante.
Confortés dans leur choix, Bob Woods et Fred Silverman lancent une purge d’une ampleur exceptionnelle au sein des programmes historiques et toujours populaires du network et annulent The Ed Sullivan Show (1948-1971) (23 saisons), Lassie (1954-1971) (17 saisons), The Beverly Hillbillies (1963-1971) (9 saisons), Hogan’s Heroes (1965-1971) et Green Acres (1965-1971) (6 saisons).
Avec un terrain autant défriché, MTM ne va pouvoir que prospérer.
[1] Les années 50, un publicitaire new-yorkais, une femme qui s’occupe des enfants dans une maison en banlieue chic, un divorce, une deuxième femme, actrice, qui tente de percer à Los Angeles… Je ne serai pas très étonné que Mad Men se conclue avec Don Draper en producteur de séries à la tête d’une société construite sur le succès du Megan Calvet Show.
[2] Ces descriptions hyper positives de Grant vous rappellent que je tire une grande partie des informations de ce paragraphe de sa biographie officielle : Grant Tinker and Bud Rukeyser, Tinker in Television, Simon & Schuster, 1994.
[3] Série sur laquelle le grand-père de Joss Whedon a été scénariste. Il le fut également sur The Andy Griffith Show, mentionné précédemment.
[4] Historiens formidables de la télé américaine et auteurs de l’indispensable Watching Six Decades of American Television, Syracuse University Press, 2003, 2010.
[5] A savoir 1994, date de publication de Tinker in Television.
[6] Un nom sur lequel nous reviendrons lors de l’étude des dernières années de MTM…
[7] La syndication correspond à une diffusion de programmes par un réseau de chaînes de télévision locales.
[8] J’ai déjà raconté cette histoire dans mon bilan de la saison 2 de All in the Family.