En 2012, la fiction française s’est réconciliée avec la politique. Jusque là, l’adage selon laquelle la politique, ça ne marchait pas à la télé, avait fait office de loi, principalement à cause de l’échec de deux tentatives : « Rastignac ou les Ambitieux » il y a 10 ans, « L’État de Grâce » il y a cinq ans. En réunissant la plus grosse audience pour une série sur France 2 depuis 2008, « Les Hommes de l’Ombre » a démontré que le problème jusqu’ici n’avait pas tant été le sujet que la manière de l’aborder.
Nous tentons ici de brosser à grands traits l’histoire de la fiction politique en France, mais aussi de comprendre quelles raisons peuvent expliquer les difficultés qu’elle a eu à s’imposer.
La mini-série en deux parties « L’École du Pouvoir » est rediffusée ce dimanche soir, 1er juillet 2012, à 20h40 sur Arte. Elle raconte l’histoire de la promotion Voltaire de l’ENA. Dans la réalité, celle-ci comptait dans ses rangs Dominique de Villepin, Ségolène Royal et François Hollande.
« Les Hommes de l’Ombre » a créé l’événement parce que la série politique reste assez rare à la télévision française, même s’il faut bien dire qu’on assiste à une multiplication d’œuvres entrant dans ce champ.
On en recense même dès les années 80, même si on s’en souvient peu : conséquence de la politique de la télévision française qui a privilégié les téléfilms unitaires, ces objets télévisuels qui sont autant d’expérience sans lendemain : à 99,5% ils disparaissent à tout jamais au lendemain de leur diffusion.
Dès le milieu des années 90 avec « Facteur 8 », Canal+ fait du téléfilm politique un des axes de sa ligne éditoriale, ce qui a toujours cours aujourd’hui. Cela a été « Rainbow Warrior », « 93 rue Lauriston », « Les Prédateurs », « Opération Turquoise », « La Traque », « Carlos »... Et la chaîne cryptée vient de lancer le tournage des « Anonymes » sur l’assassinat du préfet Érignac.
A l’étranger, la véritable fiction politique n’est pas non plus très commune. A part peut-être en Grande-Bretagne, où le genre est une tradition. Mais les britanniques ont une vision bien moins séparée que nous de la fiction et du documentaire : ces deux genres s’y entrecroisent et se répondent, comme lorsque le téléfilm « On Expenses » revient, moins d’un an après les faits — et sur la télévision publique — sur le scandale des notes de frais du Parlement britannique. La structure de la fiction du pays, c’est-à-dire les mini-séries événements, est aussi un facteur aidant qui permet de produire des classiques tels que « State of Play », mais aussi « The State Within » ou « Party Animals ». Ils sont aussi capables d’aborder le genre sur une multitude de ton, allant jusqu’à la comédie comme dans la série « The Thick of it » et son film dérivé, « In the Loop », satire mordante dans les coulisses du pouvoir.
Aux États-Unis, chacun a en tête l’exemple de « The West Wing ». Évidemment une très grande série qui a marqué à travers le monde. Mais elle a fait peu de véritables émules. Et constitue peut-être même un exemple inhibant.
Au-delà de la fiction purement politique, on peut parler simplement de la politique dans la fiction. C’est là que la France devient une anomalie. La quasi-totalité de nos personnages n’ont pas l’air d’avoir de conviction ou d’idéologie. On évite de montrer de vrais débats politiques ou idéologiques dans la fiction. Et quand il y a débat, les personnages doivent choisir entre quelque chose de manifestement mal, ou de manifestement bien, et selon qu’ils font l’un ou l’autre ce sont des méchants ou des héros. Simple.
En revanche, dans les pays anglo-saxons, on voit que la politique se diffuse dans toutes les fictions, qui sont clairement des espaces pour mettre la société, et ses institutions, en débat. Les sujets des intrigues policières ou judiciaires peuvent sévèrement questionner le système (« Law & Order / New York Police Judiciaire » en reste sans doute l’un des meilleurs exemples). Autre signe distinctif, la multiplication aux États-Unis des séries qui mettent en scène le Président, devenu un personnage commun, de « 24 Heures Chrono » à la récente « The Event ». C’est clairement un héritage de « The West Wing », qui a largement contribué à rendre commune la description des hommes de pouvoirs, même au plus haut niveau, et démontré que le public pouvait s’attacher à de tels personnages.
Pourquoi la France a-t-elle donc une fiction qui peut paraître si dépolitisée ?
L’une des raisons tient à l’histoire de la télévision française. A l’époque de l’ORTF, l’école des Buttes Chaumont comportait un très grand nombre de réalisateurs communistes. Les Syndicats, très puissants, organisant le système. Il y avait un engagement politique derrière ces fictions, celui de l’« extraordinaire instrument de culture populaire » que constituait la télévision, que le Parti Communiste considérait comme un élément central de sa politique culturelle. Mais à partir du moment où ceux qui faisaient la fiction étaient clairement politiquement engagés, et a fortiori dans la mesure où ils étaient dans l’opposition au pouvoir alors en place, les fictions produites se devaient d’être d’apparence neutres et non-engagées. Cette conception de la télévision n’a finalement que très peu été remise en cause, même après l’éclatement de l’ORTF, même avec l’avènement de la télévision privée au milieu des années 80 — c’est tout de même à cette époque que commencent donc à apparaître les premières expériences de fiction politique.
Une des clefs de l’irruption progressive de la politique dans la fiction télévisée française, c’est le travail dans la longueur — une chose suffisamment rare pour être signalée — mené en ce domaine par Canal+. Bémol, l’approche est très souvent historique : on parle de ce qu’il s’est passé il y a dix, vingt, trente ou quarante ans, très rarement du monde contemporain. Cependant, quand Canal+ se lance dans la production de séries, un des projets mis en chantier est une série en partie politique centrée sur les journalistes, « Reporters » (au début du développement, il a même été envisagé que l’arche principale de la première saison soit une campagne Présidentielle).
Une autre série-clef a été « Plus Belle la vie ». Dès le départ, le feuilleton de France 3 s’est permis de colorer politiquement certains personnages. On avait ainsi Rachel, ancienne militante communiste, ou la franchement réac’ Mirta. En 2006, exactement un an avant l’élection présidentielle, le feuilleton a même mis en scène une intrigue principale politique trois mois durant. On y suivait, lors d’élections cantonales au Mistral, un candidat de droite populiste, surfant sur une insécurité qu’il contribuait à créer, et promettant de nettoyer le quartier des “parasites” — comprendre les immigrés — qui seraient responsables de cette insécurité. Vous connaissez la formule : tout ressemblance avec des personnes existantes ou ayant existé ne saurait être qu’une coïncidence fortuite. Un des personnages régulier du feuilleton, l’institutrice Blanche Marci, déplorant la faiblesse des forces de gauche face à cet adversaire, décidait de se présenter elle-même en indépendante. Une scène de la série montre le shooting de son affiche de campagne. Luna, s’y montrait admirative : elle voyait en Blanche ‘‘un mélange de Ségolène et d’Arlette’’...
« Plus Belle la vie » a abordé bon nombre d’autres sujets politiques : la guerre d’Algérie et ses conséquences, des dissidents chinois en faveur de l’indépendance du Tibet, l’esclavagisme moderne imposée à une jeune sans-papiers, récemment la question de l’exploitation des gaz de schiste et le poids des lobbies dans ce secteur, lors de l’intrigue principale de l’été 2011. A la rentrée, elle mettait en scène un homme politique marseillais corrompu, en lien avec les milieux du crime, et prénommé Jean-Noël...
« Plus Belle la Vie » a montré qu’on pouvait être fédérateur tout en montrant des personnages ayant des opinions politiques fortes. Ce faisant, elle a participé à banaliser quelque peu la présence de la politique au sein de fictions françaises non essentiellement politiques. Influence qui a permis « Préjudices » série quotidienne policière et judiciaire de France 2, qui se servait de ses quatre personnages principaux aussi différents que possible pour mettre la société en débat via l’exploration de faits-divers.
Pour ce qui concerne la fiction purement politique, force est de reconnaître que la plupart de celles qui furent diffusées ont donné lieu à des échecs d’audience, surtout en dehors de l’espace particulier qu’est Canal+.
« Rastignac ou les Ambitieux » est une mini-série de 4x90’ qui réactualisait les personnages de Balzac en se demandant les formes que prenait l’ambition dans les années 2000. Innovante et mordante, certains avaient espéré qu’elle permettrait de faire évoluer la fiction française. Mais l’échec a été marqué : France 2 était arrivée quatrième derrière TF1, France 3 et M6 lors de la diffusion du premier épisode en février 2001, faisant seulement 16,9% de part d’audience (ce qui serait un succès dix ans plus tard...). Idem pour « L’État de Grâce », qui n’avait pourtant de politique que le cadre. Et même sur Canal+, les audiences de « Reporters » on déçu la chaîne et conduit à l’arrêt de la série après deux saisons.
C’est un paradoxe : dans un pays qui se passionne pour le débat politique, ou les campagnes sont animées — il suffit de se souvenir de la Présidentielle de 2007, ou encore du Référendum sur le Traité Constitutionnel Européen — la série politique peine à trouver son public.
Difficile de faire autre chose que des suppositions et des hypothèses pour tenter d’expliquer ce paradoxe. Je peux essayer d’esquisser quelques pistes.
La fiction politique procède souvent de l’état d’esprit global de la société qui l’a produit, de la conscience collective du pays.
En forçant un tout petit peu le trait, on peut dire que la fiction politique américaine depuis les années 60 n’écrit que sur deux événements. L’assassinat de Kennedy en 62, d’abord, le scandale du Watergate en 74, ensuite. Un troisième sujet s’est imposé depuis le 11 septembre 2001 : celui du terrorisme et de la réponse que les États-Unis doivent lui opposer.
Des trois bases de la fiction politique américaine, il me semble que la première, fondatrice, est la plus importante. On peut voir l’assassinat du Président Kennedy comme le mythe fondateur de la conscience politique américaine contemporaine. Autour de lui, s’est construit le fantasme du Grand Homme, du Guide qui aurait pu mettre l’Amérique sur le meilleur des chemins, mais dont elle a été injustement privée. Le scandale du Watergate a souvent, bien des égards, été vu comme la conséquence de la disparition de Kennedy. Il n’a donc pas empêché les américains de croire qu’un nouveau Président idéal était possible, il a juste renforcé leur conviction qu’il serait autant en danger que l’était Kennedy.
On ne compte plus les fois où la série américaine mis en scène un assassinat ou une tentative d’assassinat sur des figures positives de Président. On l’a vu dans « The West Wing », on l’a vu dans des séries de SF comme « Babylon 5 » ou la récente « The Event » (qui combine l’imagerie de l’assassinat de Dallas et celle du 11 septembre dans une scène de son Pilote). Et, de manière remarquable, on l’a vu aussi dans « 24 Heures Chrono », une série dont l’idéologie est Républicaine, de manière plus ou moins affirmé selon les saisons — mais dès la deuxième, elle installe par exemple l’idée que la torture est une nécessité pour protéger le peuple. Ce qui est intéressant, c’est de noter que lorsque ses créateurs Républicains, Robert Cochran et Joel Surnow, ont voulu dessiner une forme de figure du Président idéal, le David Palmer des premières saisons, celle-ci a forcément pris la forme d’un Kennedy des années 2000 : jeune, progressiste... et Démocrate. C’est dire à quel point cette vision, encore une fois très largement fantasmée, d’une sorte d’homme politique idéal pèse lourd dans l’inconscient américain. Écorner le mythe Kennedy génère la désapprobation : les créatifs derrière « 24 » s’en sont d’ailleurs rendus compte lors de la production difficile de leur mini-série « The Kennedys », que son diffuseur a finalement refuser de programmer une fois la série tournée, sous le poids de diverses pressions — et aussi celui de la médiocrité de l’œuvre.
La diffusion des sept saisons de « The West Wing » s’est essentiellement déroulée alors que George Bush Jr. était au pouvoir. Elle présentait un contre-leadership de l’Amérique mené par un Président idéal, d’une intelligence hors du commun, et progressiste. Quand on prend du recul, on réalise d’ailleurs que si la série de Aaron Sorkin est immensément crédible, parce qu’elle est très documentée et qu’elle fourmille de détails, « The West Wing » n’est pas réaliste. Mais son irréalisme est très positif : « The West Wing » est une utopie politique.
J’ai le sentiment qu’en France, le fait qui habite l’inconscient de la fiction politique, c’est mai 1981. Ou plutôt, en fait, 1983. C’est-à-dire le ‘‘tournant de la rigueur’’ qui a douché les espoirs que 1981 avait fait naître et, ce faisant, a largement décrédibilisé la parole politique. Est resté la conviction que la politique est avant tout le théâtre de la compromission et du reniement, un Univers qui ne laisse plus de place aux idéaux.
Du coup, la fiction politique française se trouve être, paradoxalement, une fiction qui exprime au mieux une distance, voire carrément un dégoût pour la politique. C’était le cas de « Rastignac », mais aussi de « L’École du Pouvoir », une très intéressante production Capa Drama.
Dans cette mini-série sur l’ENA, les deux personnages qui ont les faveurs des scénaristes sont des inventions de fiction (par opposition à d’autres personnages très inspirés par Ségolène Royal, François Hollande et Dominique de Villepin). Ces deux personnages fictifs dont les auteurs dressent un portrait flatteur renoncent à la politique à la fin du récit, pour se consacrer à quelque chose qui ressemble à de la sociologie de terrain. Quelque chose, donc, d’un peu stérile en terme d’espoir de changements. Conquérir le grand-public avec des histoires ou domine le cynisme et les portraits de politiques impuissants au mieux, corrompus au pire est forcément très difficile. Et c’est possiblement cela qui pose problème, peut-être bien plus que les sujets politiques.
La fiction politique française se heurte à un problème plus large, qui est celui de la place de la fiction en France, du rôle qu’on accepte de la voir jouer. En vérité, pour l’heure, on n’accorde de légitimité à la fiction que pour traiter du fait divers, du sujet de société. Mais certainement pas pour mettre la société en débat, pour animer un débat politique — et encore moins y contribuer. C’est vrai de la fiction en général, et c’est évidemment encore plus vrai de la fiction sur ces formes encore déconsidérées par les élites françaises que sont le cinéma et, a fortiori, la télévision.
L’idée dominante, en France, reste que la fiction ne peut exister que pour exprimer la Vérité, c’est-à-dire que parole de fiction est parole d’Évangile. Évidemment, un tel point de vue, absurde, est incompatible avec la notion de débat. Cette faute fondamentale de jugement, qui plombe les différentes formes de fiction en France, et handicape considérablement leur capacité à rendre compte du monde contemporain, provoque le surgissement régulier de polémiques stériles. Celles qui ont entouré le film « Hors-la-Loi » notamment lors de sa présence à Cannes, ou encore tout récemment « L’Ordre et la Morale ». Dans les deux cas, les histoires traitaient pourtant d’événements anciens, on imagine donc ce que seraient les controverses si certains tentaient de mettre en fiction des polémiques d’actualité, comme le font librement les britanniques.
« Les Hommes de l’Ombre », série créée par Dan Franck, Frédéric Tellier, Emmanuel Daucé et Charline de Lépine, navigue plutôt bien entre ces différents écueils. Son postulat de départ, l’assassinat du Président en place, l’ancre dans la fiction et devrait lui permettre d’éviter quelques polémiques, malgré un contenu parfois osé (qui a valu à la production un refus de tourner au Sénat lorsque celui-ci était Présidé par la Droite l’été dernier). Son héros, Simon Kapita, est un personnage plutôt idéaliste et éthique qui offre une vision plutôt positive de la politique. Ces qualités conceptuelles lui ont permis de contredire l’adage selon laquelle la fiction politique télévisée n’aurait pas de public en France...
Dernière mise à jour
le 1er juillet 2012 à 04h13