DOCTOR WHO — ‘‘Let’s do it !’’ / ‘‘I can’t do it !’’ : anatomie d’une collaboration galloise
Décryptage de la chanson qui revient sur cinq ans de collaboration entre Russell T Davies et Julie Gardner pour ressusciter « Doctor Who »
Par Amandine Sourisse • 18 juillet 2012
A l’occasion de la dernière fête de fin de tournage de l’ère Davies Tennant de « Doctor Who », en 2009, l’équipe de la série a concocté un clip parodiant les deux patrons, Russell T Davies et Julie Gardner. Décryptage.

L’an dernier a été rendue publique une vidéo faite par l’équipe de production et les acteurs de « Doctor Who » en l’honneur du départ de Russell T Davies — producteur exécutif, scénariste en chef, ‘‘recréateur’’ en 2005 du plus beau et du plus ancien bijou de la BBC — et de Julie Gardner, productrice exécutive, responsable de la fiction de BBC Pays de Galles.

David Tennant (le Docteur) et Catherine Tate (Donna) en profitent pour chausser des lunettes et parodier, avec une ironie tendre, les deux têtes pensantes du show, dont la collaboration est à l’origine de cette superbe renaissance.

Le tout en musique, profitant des talents vocaux du fidèle John Barrowman (Captain Jack Harkness). Décryptage de cette Ballade de Russell et Julie par Amandine Sourisse, alias @amdsrs.

Revoir le clip :
(Dans cette vidéo, la Ballade est également suivie d’un lip-dub où apparaît toute l’équipe technique de la série.)

Si Russell T Davies est bien connu des fans de « Doctor Who » (sinon voir l’article très complet de Sullivan Le Postec : Russell T Davies : Bâtisseur de pop-culture), Julie Gardner a un rôle plus obscur. D’abord professeur d’anglais, elle décide de changer brutalement de carrière et devient secrétaire de production (pour « Our Friends in the North » qui a pour acteur principal un certain Christopher Eccleston...) Mais très vite un talent particulier apparaît : elle sait communiquer avec les scénaristes. De promotion en promotion, elle devient très rapidement productrice. Et travaille pour la première fois avec Russell T Davies sur « Casanova » (joué par David Tennant...).
Lorsque Jane Tranter, responsable des drama à la BBC demande à Julie Gardner de plancher sur un nouveau « Doctor Who » (‘‘I’ve had banter with Tranter.’’) c’est vers Davies, fan de la première heure, qu’elle se tourne. L’histoire peut commencer.

I must e-mail some young male

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La photo que nous montre Tennant/Davies sur l’écran de l’ordinateur est celle de Benjamin Cook, un journaliste de Doctor Who Magazine qui, en février 2007, envoie à Russell T Davis un e-mail sobrement intitulé ‘‘An Idea’’. L’idée en question ? Un échange de courriers électroniques entre les deux hommes, au fil desquels Davies pourrait commenter son écriture en train de s’accomplir ainsi que ses responsabilités de showrunner. Au départ conçue comme une expérience ponctuelle uniquement destinée à produire un article pour le Doctor Who Magazine, la correspondance s’est étoffée pour bientôt ressembler à l’un des livres les plus passionnants jamais écrits sur le writing process. Sept cent pages d’e-mails, quotidiens, voire même pluriquotidiens que Sullivan Le Postec a commentées ici. C’est de « The Writer’s Tale » que seront tirés tous les extraits ci-dessous.

I wanna, you gonna

Dans la vidéo c’est Tate/Gardner qui prononce ce vers. Mais en réalité cela peut être compris dans les deux sens. La relation Davies-Gardner repose sur un double principe. Il veut raconter telle histoire, elle va trouver les moyens (techniques, financiers, de casting, de planning et la liste continue) pour que l’histoire prenne vie : ‘‘my decision, to use your vision’’.
Russell T. Davies a bien conscience de ce soutien sans faille de ses producteurs, Julie Gardner, mais aussi Phil Collinson et Jane Tranter :

Ils ont toujours dit « Let’s do it », à propos de n’importe quelle idée j’ai jamais eue.

(28 juillet 2008)

La réciproque est plus subtile : le ‘‘I wanna, you gonna’’ de Julie Gardner adressé à Russell T Davies semble en effet destiné à renforcer le peu de confiance qu’il a en ses capacités d’écriture, afin de le pousser à sortir le meilleur de lui-même. Preuve s’il en est que Julie Gardner a ce talent pour « gérer » des scénaristes parfois difficiles. Cela peut sembler simpliste comme interprétation, mais il suffit de lire quelques anecdotes pour comprendre la dynamique qui les unit.
Ainsi, Davies avait eu l’idée de faire revenir Gallifrey et les Time Lords dans le dernier épisode de David Tennant (‘‘Oh, c’est bon. Phew. Très bien, ça sera donc Gallifrey.’’, 14 novembre 2008), avant d’exprimer des doutes dès le lendemain matin :

En me réveillant ce matin je me suis dit : Gallifrey est une idée de merde. Vraiment. La mort dans l’âme. Gallifrey semble tellement appartenir au passé. La restaurer ressemble presque à une fanfiction.

Mais c’est finalement l’enthousiasme de Julie Gardner qui le pousse à s’accrocher à cette première idée :

Les méchants Time Lords ! Mais attends, est-ce que je ne les fais pas revenir parce que j’étais inspirée par le désir de Julie de revoir leur beauté, leur majesté ?

(5 janvier 2009)

Non seulement Julie Gardner soutient Davies en lui apportant les ressources financières et matérielles nécessaires à la réalisation de ses scénarios, mais elle le protège également. Tout d’abord de tout ce qui ne concerne pas l’écriture :

Je ne sais pas grand-chose de ce qui se passe. Julie ne me dit rien, pour préserver mon temps d’écriture.

(5 septembre 07)

Nombreuses sont les fois où elle s’est arrangée pour modifier les plannings de tournage ou pour demander des rallonges de crédit sur des saisons dont les retards de production étaient monnaie courante. Parce qu’en amont les scénarios n’étaient pas terminés. Et lorsque Russell T Davies perd son calme, c’est Julie Gardner qui s’excuse en se jugeant fautive de ne pas avoir assez protégé son scénariste des problèmes matériels pour lesquels elle aurait dû trouver plus tôt des solutions :

Une colère explosive. Je ne vais pas raconter, je suis trop gêné. Beaucoup de jurons et... oh, quelles conneries. Je suis rentré à la maison crevé et honteux, et malade à en pleurer de cette charge de travail qui n’en finit pas. Pendant que je tape ça Julie vient de m’envoyer un e-mail d’excuses — comme si c’était de sa faute ! — et des solutions pratiques. Ça me fait me sentir encore plus comme un salaud.

(2 avril 2008)

Que son humeur soit changeante n’est pas surprenante, car écrire est un sacerdoce pour Russell T Davies. Un qu’il a choisi, qu’il chérit, et dans lequel il excelle. Mais les sept cent pages de sa correspondance sont un témoignage touchant de la torture qu’il subit quotidiennement, tout juste rachetée par les moments d’intense joie qu’il ressent lorsqu’une bonne idée survient, qu’un épisode « se débloque », qu’une intrigue prend forme, qu’un personnage naît petit à petit sous ses doigts jaunis par les cigarettes qu’il enchaîne. L’image d’un Tennant/Davies fumant une trentaine de cigarettes d’un coup n’est qu’une exagération à peine parodique de la consommation du monsieur, qu’il déplore régulièrement :

Honnêtement je suis juste assis là, comme un idiot. Comme un putain d’idiot. Toute la journée. Je mange mal, je fume énormément... mais ça semble faire partie de cette connerie de “se préparer à écrire”. Je suis arrivé au bout de la réécriture du « Sarah Jane » avec environ 50 cigarettes en début de semaine. C’est stupide, même pour moi. Je suis en train de me tuer.

(11 décembre 2007)

Writer’s block, please don’t mock

L’angoisse de la page blanche est omniprésente, et le writing process de Davies peut se résumer à cette remarque lucide : ‘‘Est-ce que c’est une superstition, que je dois paniquer pour bien écrire ? Ça me rend fou.’’ (3 avril 2007)
Petit extrait, qui en dit bien plus que n’importe quelle analyse :

Je passe la journée à penser : commence, commence, commence. Mais je ne le fais pas. Il est plus de deux heures du matin maintenant et je n’ai toujours pas commencé. Je vais me coucher désespéré, et je me réveille dans le même état. Littéralement, ma première pensée quand je me réveille est une bouffée de peur et puis, je suppose que je me hais d’être si stupide et si lent. C’est une façon minable d’écrire. Ou de ne pas écrire. Ça détruit ma vie. Je vois mes sœurs environ deux fois par an, ma meilleure amie Tracy environ cinq fois. (…) Le reste du temps j’annule ou je ne viens pas. Ils pensent tous que j’écris. La vérité c’est que je suis plus probablement en train de ne pas écrire, juste assis seul, en panique.

(3 avril 2007)

La relation de vieux couple mise en scène dans la Ballad est sans aucun doute l’image que Russell T Davies et Julie Gardner renvoient à leur entourage, puisque c’est ainsi qu’ils ont choisi de les décrire de manière très appuyée (partageant le même lit et les mêmes séances chez le coiffeur). Mais Davies lui-même avait déjà relevé l’analogie dans « The Writer’s Tale » :

Julie et moi étions en retard. On a dû se dépêcher pour avoir le train pour Londres. On est toujours en train de se presser. Londres est encore plus une course, à cause des embouteillages, alors Julie a dû se changer à mon hôtel. Elle courait partout en soutien-gorge et culotte. En fait c’était un caraco. J’ai dû lui demander : « Comment ça s’appelle ? ». Comme si on était un vieux couple. « Pourquoi tu dois mettre de la crème sur tes jambes ? » « Je les ai rasées hier. » « Qui va le savoir ? » « Oh ! Merci ! » (Je te laisse deviner qui est qui ici.)

(19 décembre 2007)

They did it. They’re terrific, prolific

La dynamique du couple Davies-Gardner repose donc sur un rapport d’admiration et de confiance réciproques : elle croit en son indéniable talent de scénariste et le protège des contingences matérielles afin de respecter son espace d’écriture, il la sait capable de régler tous les problèmes de production et d’arriver à bout de n’importe quelle difficulté (même celles dont il peut être à l’origine). Et l’on sent bien, au fil de ses e-mails, que la peur de décevoir l’équipe de production, mais surtout de décevoir Julie Gardner qu’il cite précisément, est ce qui lui permet de continuer à écrire, même si ‘‘[his] manic is panic’’, même si ‘‘[she’s] asking too much of him’’, même si ‘‘[he’s] given up all hope’’.

Ces deux-là ne sont pas prêts d’arrêter de travailler ensemble : ils ont traversé ensemble l’Atlantique pour « Torchwood : Miracle Day » l’été dernier, sur Starz. Il a écrit, elle a produit. Et elle s’est occupée de son déménagement...

Elle a sorti une carte de Los Angeles : “Bon, je pense que tu devrais vivre près de moi. Voici les zones que je te recommande. Venice Beach c’est bien. C’est propre mais encore un peu bohémien. Beaucoup de scénaristes vivent là. Vues sur la mer. Tu devrais aimer, parce que la température est moins haute qu’en ville. Ou il y a Larchmont. C’est plus en banlieue mais proche de BBC Woldwide. Ou bien il y a Sunset Strip. Tu aimes bien Sunset Strip, tu te souviens ?”

(26 septembre 2008)

Pour écrire « Doctor Who » il semblerait que la recette du succès soit donc : un (script) doctor et une companion qui l’aide à garder les pieds sur terre.


Maintenant que vous savez tout sur Russell et Julie, petit décryptage des références et private jokes pour comprendre parfaitement cette Ballad écrite par Jenny Fava (assistante réalisatrice)

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La photo sur le bureau de Tate/Gardner représente la mère de Julie Gardner, Evelyn May Gardner, décédée en janvier 2009, pendant le tournage des derniers épisodes spéciaux avec David Tennant.

I’ve had banter with Tranter. => Jane Tranter, Head of Fiction de la BBC de 2006 à 2008. Russell T. Davies et Julie Gardner l’ont suivie lorsqu’elle est partie fonder une branche américaine de production via BBC Worldwide. Elle a été executive producer sur « Torchwood : Miracle Day ».

Your written word will be hailed in the ming mong mantra. => ming-mong désigne les fans les plus durs (et les plus obtus peut-être) de la série

We’ve got Chris in, all’s missing => Christopher Eccleston, le 9ème Docteur
Is a sidekick and an all-Welsh crew.
It’s not silly to ask Billie. => Billie Piper, Rose dans la première saison, ancienne chanteuse pop pour ados
We’ll film in every quarry from here to Caerphilly. => les tournages multiplient les carrières comme location : parfaites pour offrir des décors extraterrestres (« The Impossible Planet », « Satan Pit », « Utopia », « Last of the Time Lords », « Countrycide »...)

I can’t block out, please lock out,
Images of Johnny B getting his cock out. => John Barrowman est réputé pour ne pas avoir peur de faire tomber son pantalon... (‘‘Although he’s got a fantastic body (we’ve all seen most if it !)’’) Ce qui fait dire à Davies : ‘‘Phew. I would have been so sad if there were tension. I hope John Barro man’s kept his trousers zipped. We can’t have Lis Sladen suffering that indignity.’’ (11 mars 2008) ! C’est également une référence à un « incident » qui a eu lieu en 2008

Phil okayed my offer to produce. => Phil Collinson, producteur de 2005 à 2008

We’ll get Trac to take flack => Il s’agit de Tracy Simpson, production manager sur les saisons 1 à 4, et producer en saison 5. Julie Gardner l’a contactée au début du tournage de la première saison : en une semaine, l’équipe avait déjà accumulé des jours de retards sur le planning, et Phil Collinson commençait à désespérer. Plus personne n’avait produit de série de SF ambitieuse en Grande-Bretagne depuis plus de quinze ans, il fallait réapprendre beaucoup de choses !

We’ll get the lovely fellow in from Casanova. => David Tennant a joué « Casanova » dans une mini-série de 2005 écrite par Russell T. Davies et produite par Julie Gardner.

Lou says there’s no costumes in the whole of England. => Louise Page, responsable des costumes pour les saisons 2 et 4 et les Specials.

You’ve cast Australia’s pop princess. => Kylie Minogue dans le Christmas Special « Voyage of the Damned »

I’ve got obsessed with E4’s Skins. => Ben Cook et Davies ont beaucoup échangé à propos de « Skins » : ‘‘Hey, did you see « Skins » tonight ? Blimey ! It’s not afraid to take risks, is it ? It’s a different show each week. A lot like « Doctor Who », actually. But every episode has such a strong, wonderful, unique voice.’’ (3 mars 2008)

It’s so lame, I must blame dirty thoughts I’m having about Midshipman Frame. => Davies a écrit le rôle du mousse avec Russell Tovey en tête (‘‘Other thoughts : Midshipman Blane should be sexy as hell. I don’t often think of specific actors, but maybe Russell Tovey.’’), qu’il a finalement réussi à caster, pour son plus grand bonheur... : ‘‘How is a man with sticky-out ears so completely beautiful ?’’ (Russell Tovey joue par ailleurs le loup-garou dans « Being Human »)

I promise Ed Thomas can’t bring Ancient Rome to Upper Boat. => Ed Thomas est production designer. L’épisode en question est « Fires of Pompeii », saison 4. Upper Boat est un studio de télévision au Pays de Galles où ont été filmées ces saisons de la série.

The forums will be buzzing on Outpost Gallifrey. => site et forum de fans qui n’a pas toujours été tendre avec Russell T Davies et son équipe...

The studio in Rome’s ablaze. => En août 2007 un incendie détruisit une partie des studios de la Cinecittà de Rome (dont les décors de la série « Rome ») juste au moment où l’équipe les visitait pour préparer le tournage de l’épisode

They say the cause of fire was a Berkley Menthol. => Ben Cook à propos de l’incendie : ‘‘Phil [Collison] didn’t nip outside for a smoke, did he, and drop his cigarette ?’’ (10 août 2007)

A hassle-free excursion to sunny Dubai. => l’épisode de Pâques « Planet of the Dead » a été filmé à Dubaï, non sans problème car le fameux bus rouge, transporté par bateau de la Grande-Bretagne au désert, est arrivé très abîmé sur le lieu de tournage. Conséquences surréalistes : ‘‘Even if we use the wrecked Bus #1, we’ll still need to buy a Bus #3 to film on in Cardiff, because we’re using the interior of Bus #2 in studio, to be shot before Dubai, and die downstairs interior of Bus #1 in Dubai is so wrecked that we have to replicate that somehow on our bus in Cardiff — and because of the schedule, locked into vital road closures, we’ll need Bus #2 intact after we’ve shot the interior scenes in studio. In other words, Bus #2 cannot be wrecked for our studio shooting at all.’’ (8 janvier 2009)

I won’t sweat it, now Moffat
Is taking up the reins from me. => en réalité c’était en discussion depuis juillet 2007 ! Moffat n’ayant pas accepté immédiatement : ‘‘Russell, seriously, it’s a huge honour even to be in the frame as the guy who follows you. Bloody terrifying, but a huge honour. Thing is, you’ve really got big shoes. It’s not a metaphor — you’ve actually got enormous shoes. They may haunt my dreams.’’ (17 juillet 2007)