« Inquisitio » se termine ce soir sur France 2. Sa diffusion s’est accompagnée d’une polémique intense, à propos de son point de vue sur la religion dénoncé par certains catholiques, d’une part — dans les faits, les Catholiques modérés ont peiné à ne pas être assimilés à une minorité intégriste — et d’autre part sur la véracité de sa représentation historique, mise en cause par des médiévistes et historiens. Comme si toute fiction devait obligatoirement s’astreindre à une stricte vérité documentaire, même en dépit de toutes les évidences : « Inquisitio » met en scène sorcière, potions magiques et pouvoirs de voyance, difficile de prétendre sérieusement qu’elle se présente comme une fiction historique réaliste.
Cette polémique autour de la série de Nicolas Cuche est moins inquiétante pour son existence que pour le retentissement qu’elle n’a pas tardé à acquérir. Les grands médias, écrits et audiovisuels, et une dépêche AFP se sont fait l’écho des protestations que la série a soulevées. Plusieurs éditorialistes ont pris leur plume, ce qui est venu soutenir le sentiment selon lequel ces reprises cachaient une certaine approbation des critiques portées à l’encontre de « Inquisitio ». C’est cela qu’on peine à retrouver ailleurs, où personne ne s’ébouriffe des écarts avec la réalité pris par les « Tudors », ou bien encore les épisodes historiques de « Doctor Who », qui montrent Shakespeare, Churchill ou Madame de Pompadour croisant des extraterrestres.
On passera vite sur le versant Catholique de la polémique, émanation de censeurs qui ne souffrent pas qu’un point de vue critique sur la religion puisse être diffusé — « Inquisitio » évoque le fanatisme et l’intégrisme, non pas Catholique en particulier mais religieux en général, recréant dans le contexte du Grand Schisme d’Occident un miroir de l’actuel terrorisme motivé par les croyances. Ceux-là se sont bien gardés de rappeler que France 2 consacre plusieurs heures d’antenne chaque dimanche matin à des émissions religieuses dont le contenu en vante les mérites. La chaîne publique ne serait donc autorisée qu’à aborder leur propre point de vue, à l’exclusion de tout autre... En vérité, ces attaques sont avant tout, et ironiquement, venues appuyer le caractère actuel du propos de la série sur les dangers de l’aveuglement religieux !
Pour le reste, nous vivons une époque où les groupes d’intérêt ne cessent d’appeler à la censure de ceux qui ne partagent pas leur opinion, c’est tristement commun.
Ce qui a donné du carburant à la polémique, c’est cette histoire de libertés prises avec la réalité historique, qui n’aurait pourtant jamais dû prendre après que Nicolas Cuche ait, dès le départ, clairement affirmé que ‘‘Mon Moyen-Âge s’inspire parfois aussi bien des historiens que de la science-fiction et des jeux vidéo. Je l’assume’’.
Mais l’injonction au réel, la conviction solidement ancré que le rôle premier de la fiction est d’instruire les masses, auront été les plus fortes, et ont donné son essor à la polémique. C’est parce qu’elle a des racines très profondes. Aujourd’hui, le rejet de la véritable fiction est assez profondément ancré dans la culture française contemporaine, et encore plus dans celle des élites. C’est terrible mais nous sommes un pays qui a désapprit la fiction. Nous sommes dans un rejet global de l’imaginaire.
Sur ce point, je suis en désaccord avec Nicolas Cuche quand il répond à Manuel Raynaud que ce problème serait selon lui spécifiquement télévisuel : ‘‘Au cinéma, on sait qu’on est dans la fiction. Il n’y a jamais de procès d’intention de cette nature. Culturellement, en télé, on est généralement dans une représentation du réel’’. C’est oublier bien vite les polémiques, de même nature, qui ont entouré des films récents comme « L’Ordre et la Morale » de Mathieu Kassovitz ou « Hors-la-loi » de Rachid Bouchareb, accusés de sacrifier la vérité historique à une thèse. Comme si la fiction devait être objective, présenter thèse et antithèse comme une dissertation d’étudiant.
La vérité est que le cinéma français lui-même n’est guère un cinéma de l’imaginaire. Le naturalisme domine très largement, surtout si on considère le cinéma dit d’auteur, approuvé comme création culturelle légitime. Et en littérature contemporaine française, rien ne semble pouvoir arrêter la vague de l’autofiction. Le récit des coucheries de tel ou tel auteur sont vendues comme plus intéressantes que n’importe quelle œuvre d’imagination.
Et on ne parlera pas du sort fait par la critique française aux œuvres de l’imaginaire venues des pays étrangers — certains papiers sur le premier « Star Wars », « Le Seigneur des Anneaux » de Tolkien, qu’une critique dédaigna un jour d’une double condescendance : c’était de la littérature pour matheux, ou encore l’affligeante Une du jour de Libération, avec certains articles intérieur à l’avenant.
Ce divorce entre la France et la fiction vient de loin, de cette période de l’après-guerre où a émergé l’élitisme culturel français encore en vigueur aujourd’hui. Sa hiérarchisation irraisonnée, basée non pas sur les qualités intrinsèques d’une œuvre, mais bien sur son genre, ses intentions et la nature de son public, a jeté l’opprobre sur toutes les formes de cultures populaires, rejetées unanimement dans le champ du divertissement — qui ne saurait qu’être abrutissant, et certainement pas de l’Art.
Les œuvres de l’imaginaire ont toutes été confinées à ces bas-fonds. Même le polar a été stigmatisé comme une sous-culture, et sent encore les égouts pour certains. Né en 1979, j’ai toute ma vie entendu dire : ‘‘en France, on ne sait pas faire de fantastique’’. A croire qu’on a retiré leur nationalité de manière posthume à Jules Verne, Guy de Maupassant ou Pierre Boulle. La phrase, stupide, a toujours mal caché ce que ceux qui la prononcent veulent réellement dire : je ne veux pas faire/voir de fantastique parce que je suis convaincu que le fantastique est médiocre par définition.
Le problème de cet état d’esprit, c’est qu’à force de stérilisation de l’imaginaire pour protéger la bonne culture approuvée, celle-ci ne cesse de se rabougrir sur elle-même, de s’atrophier. La culture élitiste a besoin de la culture populaire pour vivre, se renouveler et se développer. Et inversement.
Les conséquences de cet état d’esprit sont diverses, mais désastreuses. Elles se trouvent à la racine de nos difficultés à faire émerger des séries télévisées aujourd’hui. Elles ont largement participé à la désintégration d’une certaine forme de cohésion nationale, les français s’étant subdivisés en communautés culturelles dont les consommations de fiction ne se recoupent que peu. Enfin, elles ont conduit au refus général de reconnaître le rôle spécifique que peut jouer la fiction dans le débat national, que ce soit par des formes imagées (le fantastique, l’historique fantasmé d’« Inquisitio »), des fictions à thèses comme les films de Kassovitz et Bouchareb mentionnés plus haut, ou encore les fictions de mécanismes, qui dévoilent des arrière-boutiques que le journalisme peine à décrire (comme le faisait merveilleusement, dans l’indifférence générale, « Reporters »).
Après l’avoir longtemps castré, la France doit réapprendre l’imaginaire, applaudir les univers nouveaux, créés ex-nihilo. Elle doit s’engouffrer dans les délices de la fiction, applaudir sa capacité à se jouer de la réalité pour mieux divertir et/ou servir un propos, que celui-ci soit consensuel ou polémique.
La fiction, prochaine grande cause nationale ? C’est loin d’être aussi absurde qu’il n’y paraît.
Dernière mise à jour
le 26 juillet 2012 à 17h51