Alors que l’on s’attache à creuser la notion de fiction européenne, focus sur la France dont l’étude est particulièrement intéressante. En effet, la crise de la fiction télévisée nationale y est beaucoup plus aigüe qu’ailleurs en Europe, ce qui fait du pays une exception. Mais cette situation facilite l’analyse des causes. On découvre alors que des circonstances et erreurs particulières sont venues amplifier la crise née d’une vision stérile de la culture...
Une analyse superficielle pourrait laisser croire que la fiction européenne est à l’agonie. En effet, la série télévisée américaine s’est imposée comme la culture télévisuelle partagée par tout le Continent, et ce depuis au moins trente ans. Partout en Europe, vous pourrez discuter « Docteur House » ou « Desperate Housewives », alors que réunir des européens pour les faire parler d’une fiction télévisée produite sur leur continent risque fort d’être mission impossible.
Il s’agit pourtant là d’un constat en trompe-l’œil qui élude une autre réalité : partout en Europe, la part de marché des fictions nationales est plus importante que celle de la fiction américaine. Les Italiens, les Britanniques, les Espagnols, les Allemands, etc., regardent d’abord de la fiction produite nationalement, la série américaine arrivant en deuxième position. Si cette dernière est donc ultra-dominante à l’échelle du Continent, de part son “universalité”, la situation est donc beaucoup plus contrastée si on regarde les choses marché par marché.
J’ai écrit “partout en Europe”, mais j’aurais du plutôt indiquer presque partout en Europe. Il existe en effet un pays dans lequel la fiction nationale s’est totalement effondrée et où elle est désormais largement dominée par la fiction américaine en terme de parts de marché : la France.
Depuis environ cinq ans, la fiction télévisée française est entrée dans une crise d’audience profonde, durable, dans un contexte de désamour croissant des français envers elle, en particulier des français de moins de cinquante ans. Et si on s’intéresse aux moins de trente ans, le désaveu devient total : la part de production nationale dans leur consommation globale de fiction télévisée est faible, voire parfois anecdotique.
Cette crise de l’audience n’est en fait que le résultat d’une autre crise : celle de la créativité. L’invention du format « Navarro » à la fin des années 80 est resté, quinze ans durant, la seule évolution de la fiction française, clonée par la suite trente ou quarante fois avec des variations minimes.
Les rares autres tentatives ont été trop timides, trop localisées et/ou trop limitées dans le temps. En conséquence, alors que, partout ailleurs dans le monde, la série télévisée est en perpétuelle réinvention, la France a fait le choix de rester en pause sur un format qui était déjà un peu daté à la fin des années 80 [1].
La singularité de la crise de la fiction française s’oppose à ceux qui voudraient la faire passer pour une fatalité structurelle. Elle est bien, en réalité, la conséquence des choix stratégiques désastreux de ceux qui dirigeaient la télévision française et sa fiction.
Du coté de TF1 on s’est reposé sur son confortable matelas d’audience, incapable de la moindre anticipation, incapable de maintenir des laboratoires créatifs qui auraient permis de faire évoluer nos productions et d’être prêts le jour, qui allait forcément venir, où le public allait se montrer demandeur de changements. France Télévisions, quant à elle, s’est fourvoyée dans la décision incompréhensible de se contenter de recopier les formats de TF1, ne reprenant les choses en main que timidement à la fin des années 90. La période 2000-2005 à France Télévisions, si elle s’est heurtée à une inertie frustrante et à une conception très molle de l’audace, surtout du point de vue de la programmation, aurait pu être fructueuse. Malheureusement, ce qui y fut mis en place a été quasiment effacé après le changement de présidence du groupe il y a cinq ans. Les pouvoirs publics aussi ont failli, qui ont empêché la mise à l’antenne de séries de 52’ en prime-time dans la deuxième moitié des années 90, par une attitude dogmatique et déconnectée des réalités sur le sujet des coupures publicitaires [2].
Au-delà de cette addition dramatique d’erreurs de jugement, de court-termisme et d’incompétence, d’autres raisons plus profondes ont produit cette crise. Celles-ci sont d’ailleurs moins spécifiquement françaises, même si elles sont particulièrement accentuées ici.
En cause : la vision globale de la culture en France, sa gestion consternante par des élites terriblement peu lucides, toutes sorties des mêmes moules. La France a promut de façon uniforme une vision hyper-hiérarchisée de la culture. Des formes de cultures perçues comme nobles ont systématiquement bénéficié des soutiens, aussi bien matériels que symboliques : elles sont dignes d’être subventionnées, d’être exposées dans les institutions publiques, d’être étudiées à l’Université, etc.
Ce système hiérarchique a éjecté à la marge toutes les formes de cultures populaires ou de masse, ramenées de façon condescendante au rang de simples divertissements, au mieux – mais bien souvent elles se sont vues carrément considérées comme débilitantes, nocives, dangereuses... La pauvreté de la série télévisée en France est ainsi à rapprocher de la faiblesse de la musique populaire nationale, de l’anonymat dans lequel évoluent les auteurs de bandes-dessinées français, les auteurs de romans de genre, ou encore du surprenant manque de diversité de notre cinéma.
Le principal problème de cette vision de la culture, c’est qu’elle est mortifère. A trop vouloir protéger les cultures nobles des cultures populaires « inférieures » ou « décadentes », on s’engage en fait dans la promotion exclusive d’une culture figée, morte, déconnectée de son époque et de ses problématiques. Inévitablement, un film français qui entend traiter de front des problématiques contemporaines ou même simplement issues de l’histoire récente devient un scandale politique, on l’a encore vu récemment.
Si tant est que la distinction entre culture noble et culture populaire ait le moindre sens – pour être clair, je suis persuadé du contraire – on est au moins obligé de constater qu’elles sont inextricablement liées. Les productions culturelles les plus achevées et abouties ne peuvent pas se passer des influences, du dynamisme, et de la remise en question apportés par les cultures populaires.
De cette vision élitiste au pire sens du terme – la culture noble est extrêmement rare et seule une élite intellectuelle est capable de l’apprécier – est née la télévision française que nous connaissons, et sa fiction. Une télévision condescendante, qui ne se donne pour objectif « d’éduquer » les masses plutôt que d’ouvrir un dialogue exigeant avec elles. Une télévision qui a privilégié des formes totalement inadaptées à ce média, par exemple le téléfilm unitaire, simplement du fait de leur noblesse perçue.
Cette approche se situe à mille lieues d’une forme « d’élitisme populaire », qui considère qu’on peut fournir le meilleur à chacun. Celle-là même qui permit, des années 60 jusqu’à il y a quelques années, aux Networks américains – c’est à dire les grandes chaînes populaires regardées par tous – de proposer des dizaines (des centaines ?) de séries extrêmement ambitieuses, artistiquement recherchées, politiquement riches : « Hill Street Blues », « La Loi de Los Angeles », « Twin Peaks », « Law & Order », « Urgences », « X-Files », « The West Wing », pour en citer juste une poignée issue des trois décennies vécues par l’auteur de cet article.
Qui peut vraiment douter que lorsque que l’on voudra, dans le futur, se pencher sur les productions culturelles majeures et les plus révélatrices de notre époque, la source principale – la plus noble – ne sera pas celle-là ?
Ce qui oblige à un autre constat : l’héritage culturel de la période actuelle en France et en Europe sera faible. Voire infime. Nos gardiens du temple, ceux qui hurlent au relativisme à tout va, auront en vérité été les fossoyeurs de notre influence culturelle...
La direction actuelle de France Télévisions s’est mainte fois vantée de proposer très peu de séries américaines, ne cachant pas son mépris pour ces programmes jugés vulgaires. Elle n’a acheté aucune série d’envergure ces cinq dernières années, sortant clairement du jeu en laissant notamment tomber sans regret les contrats qui liaient le groupe public à des studios comme Warner.
Le fait que France Télévisions était leader dans le domaine de la fiction française à l’arrivée de cette direction en 2005, et qu’elle se trouve maintenant totalement larguée, nageant dans une confusion éditoriale totale et navrante, ne doit rien au hasard : cela procède en vérité de la même logique, et les même causes produisent les mêmes effets.
Aujourd’hui, parler de culture à la télévision, d’ambition culturelle sur le Service public, cela revient à évoquer la diffusion d’opéras, de théâtre, de concerts, voire de cinéma. C’est à dire faire de la télévision un simple tuyau pour des formes culturelles non conçues pour, et non adaptées à ce média. C’est à dire, donc, lui nier la capacité d’être directement producteur de culture. Aussi longtemps que cela sera le cas, les choses ont peu de chance de changer.
Dernière mise à jour
le 23 juin 2010 à 00h47
[1] « Navarro » croisant en effet les influences de la série B cinématographique, du cinéma hollywoodien pour femmes, et de « Kojak », héros de série américaine des années 70.
[2] TF1 a tourné des 52 minutes dans la deuxième moitié des années 90, qu’elle n’a jamais diffusé parce qu’elle n’a pas obtenu le droit d’y inclure des coupures publicitaires.