Vince et Stuart sont deux gay [1] qui vivent à Manchester. Amis depuis leur adolescence, ils s’apprêtent bon gré, mal gré, à franchir le cap de la trentaine — c’est-à-dire le point de départ d’une inexorable déchéance physique. Vince est peu sur de lui, et n’a jamais fait son coming out dans le supermarché où il est manager, alors que sa flamboyante maman joue les piliers de bar dans le Marais local. Stuart travaille dans la pub, vit dans un beau loft design, a donné son sperme à un couple de lesbiennes qui viennent de mettre son fils au monde, et s’est tapé presque tout ce que Manchester compte de beaux mecs. Presque. Parce que chaque nouveau jour amène sur Canal Street quelque nouvelle proie, sur laquelle il pourra fondre, pour leur plus grand plaisir mutuel, avant de disparaître à jamais. Un soir, Stuart ramène chez lui le très craquant Nathan, 15 ans. Pour Stuart, c’est un plan de plus. Mais Nathan tombe amoureux, n’a pas de problème d’estime de soi, et une persévérance hors du commun. Il va s’incruster durablement dans la vie bien réglée du duo...
“There’s always something better, isn’t there ? Waiting to come along.” - Stuart
L’avantage de réaliser un dossier déconnecté de l’actualité comme celui-ci consacré à Russell T Davies, c’est qu’il offre la possibilité de se repencher sur ses archives — que j’aurais des scrupules à explorer autrement, compte-tenu de la pile de fictions inédites à voir au plus vite posée dans mon salon. Cela fait des années que je n’avais pas revu « Queer as Folk ». Si je me souvenais de sa grande qualité, j’avais oublié à quel point elle est incroyablement jouissive à suivre. Il faut dire que je suis assez dans la cible, même si j’ai basculé de l’identification immédiate avec Nathan lors de mon premier visionnage, il y a presque 9 ans, à une autre avec Vince et Stuart aujourd’hui (ouch le coup de vieux !). Bien sûr, il ne suffit pas de balancer quelques personnages gay à l’écran pour que tous les gay de la planète s’identifient instantanément à ceux qu’ils voient à l’image (même si cela peut marcher pour partie). Cela, le remake américain l’a prouvé — promis, je ne vais pas passer ma critique à comparer les deux « Queer as Folk ». Fade, superficiel et vulgaire, l’américain est nul, c’est dit, je n’y reviens plus ! (je suis dur avec « Queer as Folk » US comme l’est Nathan avec les hommes après Stuart : impossible d’être retourné par un produit de consommation courante après avoir goûté au meilleur).
Si « Queer as Folk » passionne, y compris au-delà du cercle homosexuel qui constitue forcément son public premier — c’était la première fiction télé mettant des gay en son centre, on était presque obligé de regarder et de se faire un avis — c’est d’abord et avant tout par ses qualités d’écriture et sa capacité à dépeindre, en 8x30 minutes, des personnages complexes, profonds, immensément attachants. Gay lui-même, Russell T Davies écrit sur sa communauté [2] avec un rare recul. Davies possède à la fois la capacité de la sublimer (voir « Queer as Folk » au moment où l’on découvre son homosexualité et apprend à l’accepter, c’est un formidable encouragement à envisager que les lendemains pourront chanter, au delà des difficultés d’un moment, et à croire qu’il est possible de s’inventer une place dans le monde, qui qu’on soit) et à ne jamais passer sous silence ses défauts, ses dérives, ses aspects sombres.
Davies n’a pas peur non plus de mettre à l’image des « clichés », où ce que l’on désignera comme tels, et que le politiquement correct aurait requis d’oublier, sous prétexte que cela ne « présente pas bien », et en dépit du fait qu’il suffit de mettre le pied dans n’importe quel endroit où des gay se regroupent, pour constater qu’ils existent vraiment.
Et puis il y a cette liberté folle : les situations, le langage employé, le ton lui-même et sa légèreté, font de Queer as Folk un spectacle totalement détonnant qui est venu secouer le paysage audiovisuel britannique. A tel point que même si la série a énormément marqué, même si elle a recueilli de très bonnes audiences, et même si elle a installé Russell T Davies comme l’un des plus important scénariste britannique, elle n’a pas vraiment engendré de suite. Il y a des succès tels que celui-là qui sont trop hors-normes pour encourager leur reproduction. Il a fallut attendre dix ans, et des séries comme « Skins », pour que des gens que « Queer as Folk » avaient encouragé à devenir scénaristes reprennent le flambeau.
Mais peut-être serait-il utile de revenir sur ce que raconte la série et l’histoire abordé dans ses 8 épisodes, pendant lesquels les personnages principaux vivent un tournant majeur de leur vie. Bien sûr, « Queer as Folk », comme toute série qui parle des gens, de leurs relations et de leur sentiments ne peut pas se résumer à son histoire objective. QAF, c’est aussi des dialogues forts, des situations justes, des caractérisations subtiles.
“If we knew that. If we knew the magic words... But he says them for all of us.” - Vince
Épisode 1
Un jeudi soir comme les autres sur Canal Street, la rue gay de Manchester. Au Babylon avant le jeudi, c’était soirée 70’s. Maintenant c’est soirée 90’s. Le genre de truc qui vous file un coup de vieux. Ce jeudi soir là, Phil rentre bredouille, Vince ramène chez lui un type dont il s’avère que les muscles sont un torse en plastique caché sous son T-shirt, et Stuart... Stuart, lui, ramène chez lui Nathan Malloney, 15 ans, ‘‘the one-night-stand that never got away’’. Mais Stuart a à peine le temps de commencer l’éducation sexuelle du jeune homme qu’il reçoit un coup de fil l’informant qu’il est papa. Stuart, Vince et Nathan se retrouvent donc à l’hôpital pour rencontrer Alfred, le fils de Stuart et d’un couple de lesbiennes, Romey et Lisa. Stuart finit la nuit en fêtant ça avec Nathan, avant que Vince passe les prendre en voiture et qu’ils amènent l’adolescent au Lycée... dans une voiture taguée « Queer » pendant la nuit !...
Épisode 2
Une nouvelle employée, Rosalie, arrive dans le supermarché où travaille Vince, et une de ses collègues entreprend de jouer les entremetteuses. Nathan révèle à sa meilleure amie, Donna, qu’il a perdu sa virginité avec un garçon la nuit qu’il a passé dehors. Il veut revoir Stuart, ignorant que celui-ci continue de coucher avec tout ce qui bouge. Nathan retrouve Stuart, Vince et Phil dans un bar de Canal Street, mais Stuart file à la sauvette. Nathan va jusque chez lui et l’interrompt alors qu’il reçoit un mec déniché sur internet. Stuart lui explique qu’il ne l’intéresse plus, puisqu’il l’a déjà eu...
Épisode 3
Un ami de Vince et Stuart, Alexander, plutôt du genre folle furieuse, arrive en visite. Vince voudrait jouer les entremetteurs entre lui et Phil, aveugle au fait que Phil a le béguin pour lui. Mais Alexander est venu avec un petit ami Japonais qui ne parle pas un mot d’Anglais (si bien qu’Alexander n’a pas compris qu’il s’agissait d’un prostitué). Nathan apprend à Donna que Stuart l’a laissé tombé. Ils se rendent ensemble au Babylon sur Canal Street pour lui trouver quelqu’un d’autre. En fait, ils ne font qu’assister aux exploits de Stuart, qui ramène chez lui en même temps les deux plus beaux mecs de la soirée. ‘‘Tu ne comprends pas que j’ai déjà eu le meilleur ?’’ s’énerve Nathan devant Donna.
Vince rencontre quelqu’un, mais il s’avère que celui-ci a attrapé des parasites au Brésil et ne peut donc pas avoir de relations sexuelles pour le moment. Quand à Phil, il se fait draguer par un garçon plutôt mignon qui s’invite chez lui pour la nuit. Il lui file de la drogue, mais Phil est pris de convulsions. Le type s’en va, non s’en lui avoir vidé son portefeuille... Plusieurs jours plus tard, la mère de Phil appelle Vince et lui apprend que la police l’a contactée : son fils a été retrouvé mort dans son appartement.
Épisode 4
Tout le monde se rend à l’enterrement de Phil. Là, Stuart et Vince font tous deux une rencontre. Vince a du mal à faire face à la mère de Phil qui blâme son homosexualité comme responsable de sa mort. Stuart subtilise les clefs de l’appartement de Phil pour que lui et Vince puissent enlever le porno qui s’y trouve avant que sa mère ne le trouve. Pendant ce temps, au Lycée, Nathan passe le temps pendant les cours en dessinant le fessier d’un de ses camarades de classe, Christian. Il l’aide à finir une corvée. Les deux garçons discutent longuement et Nathan finit par le masturber. Plus tard, il le surprend dans la cour en train de tabasser un gamin en le traitant de pédé...
Nathan réagit mal quand sa mère essaie de lui parler, et s’enfuit, incapable d’assumer auprès de sa famille sa sexualité. Il finit par se réfugier chez Hazel, la mère de Vince en inventant une histoire selon laquelle son père a essayé de le battre. Nathan est furieux de récupérer une fois de plus les problèmes de Stuart, et Nathan est trop content de le narguer en s’installant dans son ancienne chambre...
Épisode 5
Cameron, rencontré à l’enterrement de Phil, vient voir Vince au supermarché et l’invite à dîner. Vince hésite mais Stuart le pousse à accepter. Après le premier rendez-vous, dont Vince passe la moitié à gérer des choses à propos de Nathan et Stuart au téléphone, Vince n’est pas sûr d’avoir une chance : Cameron l’a ‘‘seulement’’ embrassé avant de le quitter, ils n’ont pas couché ensemble. Il décide néanmoins de le rappeler et les deux s’entendent bien. En revanche, quand Cameron rencontre Stuart, la détestation est immédiate. Stuart avait promis de baby-sitter les enfants de sa sœur, mais il la plante au dernier moment. Comme pour se venger, elle lui apprend que leurs parents veulent divorcer.
Nathan vit chez Hazel depuis deux semaines. Sa mère fait le trajet tous les jours pour l’amener et le ramener du Lycée. Nathan rencontre Dazz, un garçon de ses âges avec qui il passe la nuit. Il essaie de se la jouer Stuart en le plantant le lendemain, mais ils deviennent finalement amis.
Épisode 6
Alexander revient passer quelques jours chez Vince et s’enthousiasme de le voir avec un petit ami. Alors qu’ils font du shopping, ils rencontrent les parents d’Alexander, mais ceux-ci font comme s’ils ne le voyaient pas.
Vince s’interroge sur ses différences de mode de vie avec Cameron car celui-ci est hors-milieu. La mère de Nathan vient avec Hazel boire un verre dans un bar de Canal Street, ce qui embarrasse son fils. Stuart va voir son père, mais celui-ci à changé d’idée à propos du divorce car cela lui reviendrait trop cher. Sa sœur lui fait remarquer qu’il pourrait dire qui il est à leurs parents. Stuart décide de prendre les choses en main et de forcer Nathan à rentrer chez lui. Mais ils se font alors agresser par le père de Nathan qui défonce la voiture de Stuart et menace de s’en prendre à Nathan. Stuart le fait remonter dans sa voiture et le ramène chez Hazel...
Romey, la mère d’Alfred, appelle Stuart pour lui révéler qu’elle a l’intention de contracter un mariage blanc avec Lance. Hors, Stuart n’a jamais reconnu officiellement Alfred, ce qui risque de rendre les démarches très faciles si jamais Lance décidait de l’adopter.
La dévotion de Vince envers Stuart et les provocations de celui-ci agacent Cameron au plus haut point. Il finit par confronter Stuart et lui dire qu’il n’a pas l’intention de lâcher l’affaire.
Épisode 7
La fête d’anniversaire de Vince est organisée dans l’appartement de Stuart. Cameron lui offre une Austin Mini, ce qui signifie pour tout le monde que leur histoire devient réellement sérieuse. Mais Stuart parvient à faire oublier ce cadeau en offrant à Vince une réplique télécommandée de K9, le chien-robot de « Doctor Who ». Nathan et Dazz s’entendent de mieux en mieux et Donna se sent mise de coté. Sans prévenir personne, Stuart a invité Rosalie, la collègue de Vince qui le draguait. Il oute Vince au milieu de la fête, qui se termine en claquements de porte.
Venue le lendemain récupérer les cadeaux de Vince, Hazel explique à Stuart qu’elle comprend qu’il a agit délibérément pour disparaître de la vie de Vince et le laisser vivre son histoire avec Cameron. Mais elle pense que Cameron ne fera que passer alors que Stuart a toujours été là pour son fils.
Lisa demande à Stuart de l’aider : elle veut qu’il envoie des lettres d’amour qu’elle à écrite à Romey aux services de l’immigration pour leur révéler que Romey est lesbienne, que son mariage avec Lance est blanc, et que celui-ci soit expulsé. Stuart ne veut pas assumer cette action qui pourrait le brouiller définitivement avec la mère d’Alfred. Alors que Nathan vient le voir, il le manipule pour qu’il fasse lui-même l’envoi. Mais Nathan s’en rend compte et se rebiffe. Il décide néanmoins d’envoyer les lettres, non sans avoir dit à Stuart ses quatre vérités.
Épisode 8
Lance est expulsé suite aux courriers reçus par les services de l’immigration. Pour la première fois de la série, Stuart se prend un râteau. Il est seul, et supplie Nathan de rester avec lui pour la soirée. En partant après que Stuart se soit endormi devant une vidéo, Nathan embarque K-9 et le pose sur le toit de la Mini de Vince, ce qui le pousse à rappeler Stuart. Ils décident de déjeuner ensemble. A cette occasion, Vince se rend compte que Stuart connaît par cœur et dans l’ordre le nom de tous les acteurs ayant interprété le Docteur. Peut-être Stuart prêtait-il plus attention à lui que ce qu’il croyait ? Vince explique à Stuart que Cameron lui a dit “je t’aime”. Stuart répond qu’au moment où il a fait ça, Cameron a perdu toute chance : Vince n’a pas assez d’estime pour lui-même pour respecter quelqu’un qui l’aime.
Un soir, Christian amène sa petite amie dans un bar de Canal Street pour l’impressionner. Nathan prend le micro et annonce à tous que Christian tabasse des homos au Lycée. Nathan décide de rentrer chez lui. Mais il n’a pas fini sa première soirée à la maison que son père lui déverse son homophobie à la figure, sous prétexte de protéger sa petite sœur. Nathan s’enfuit, va chercher Donna, et ils partent ensemble pour Londres...
Le lendemain, Vince fait son coming-out au travail. Alors qu’il est au téléphone avec Cameron, Vince se rend soudain compte que Cameron lui parle comme à un enfant incapable de rien faire lui-même. Et Cameron ne peut citer plus de deux Docteurs. Vince lui annonce que c’est fini, et raccroche. Il se rend Babylon et y rejoint Stuart au moment où celui-ci allait faire connaissance avec le type qui avait drogué Phil. Les deux amis se réconcilient sur un podium de la piste de danse, se déhanchant au rythme d’un remix de ‘‘Raining Men’’...
“Sometimes you see these men. You can see them and you think : ‘That’s it !That’s him !’. You don’t even talk to him. You never see him again. He doesn’t even know you exist. But you think about that man for the rest of your life…” - Vince
En écrivant cette critique, je vais passer un moment à essayer d’écrire ce qu’est « Queer as Folk ». Mais il faut probablement passer quelques lignes à dire ce qu’elle n’est pas. Il ne s’agit pas d’une série ‘‘à message’’ qui chercherait à nous faire croire qu’elle a quelque chose de fondamental à dire sur la vie et sur le monde. Ce n’est pas non plus une série réaliste, si on prend le terme comme un synonyme de documentaire. Fort heureusement pour lui, Russell Davies n’a pas eu la folie de croire qu’il écrivait 8x30 minutes ‘‘définitive’’ représentant toute la communauté gay. Bien sûr, Russell T Davies admet aujourd’hui que c’est d’abord exactement ce qu’il voulait écrire. C’est parce que c’est un homme de talent qu’il a renoncé à cette approche-là, pour écrire avant tout une bonne histoire, pleine de rires, et qui vous brise un peu le cœur au milieu. Un peu comme toutes les bonnes histoires et tant pis pour les grandes ambitions et la folie des grandeurs.
Au commencement de « Queer as Folk » il y a une proposition de Channel 4 : écrire une série sur cinq colocataires, qui seraient tous gay. Davies n’a pas suivi cette idée initiale parce que, pour que les personnages puissent constituer un groupe de colocataires crédibles, il aurait fallu qu’il soit trop proches. Tels que posés au départ de la série, les personnages de QAF sont des archétypes. Ils composent un ensemble de fiction qui parvient à l’illusion du réalisme par la capacité phénoménale de Russell Davies à susciter l’empathie pour ses personnages en brossant en quelques traits des figures qui ne cessent de gagner des couches, parfois contradictoires, tout en composant un tout, une personnalité, cohérent.
La réception de « Queer as Folk » lors de sa diffusion initiale en Angleterre fut phénoménale. Partout, pour toutes sortes de raisons, la série était l’objet d’intenses polémiques. Bien sûr, il y eu le tabloïd anglais conservateur pour vomir sur la « déchéance morale » mise en scène dans la série, et ses dizaines de reprises racoleuses dans d’autres médias histoire de faire monter la sauce. Mais pendant ce temps là, à Canal Street (la série se passe dans des lieux qui existent réellement), un rassemblement politique se termina avec un groupe de lesbiennes se mettant à insulter Davies et la productrice exécutive Nicola Shindler. Plus largement toute la communauté gay semblait s’être divisée en deux camps. Ceux qui pensaient que la série était un bien pour la communauté et les autres, ceux qui considéraient que c’était un mal. Une considération impossible, qui ne devrait se poser à aucune fiction. Mais dire cela ne l’empêche pas d’exister.
Alors, « Queer as Folk » fut-elle un mal ou un bien ? Aujourd’hui, Davies explique lui-même qu’il n’a pas de réponse. L’auteur explique qu’à ce jour, une histoire le hante encore. « Un professeur gay m’a dit que Nathan avait incité un ado de 15 ans de son Lycée à faire son coming out. (Bien.) Dans la cour, il s’est fait tabasser si sévèrement qu’il en a eu la mâchoire brisée. (Mal.) Le professeur a été si choqué que lui et d’autres membres de l’équipe éducative ont faire leur coming out à leur tour. (Bien.) Ils ont constitué une politique contre les intimidations homophobes, au point que le mot ‘gay’ n’est plus utilisé comme une insulte dans cette école. (Bien.) Mais faisons la balance. Est-ce que trois Bien effacent un Mal ? Est-ce que cette politique valait le visage de ce gamin ? Suis-je responsable ? Pour son visage, ou la politique ? Quand je dis que je ne sais pas, je le pense vraiment. Je ne saurais jamais. » [3]
Il ne fait aucun doute que l’expérience de la diffusion de « Queer as Folk » et la réception de la série ont joué un grand rôle dans la distance qu’a mis Davies entre lui et le fandom. Il explique souvent que pour lui, les scénaristes de science-fiction américains s’occupent beaucoup trop de leurs fans. Il a fait sienne un conseil que Paul Cornell lui donna en 1999 : « un writer devrait regarder la parade, pas la mener ». Aujourd’hui, il n’y a pas de forum consacré à « Doctor Who » sur le site de la BBC : Davies a posé son véto.
Le tout premier épisode de la série n’est pas pour rien dans le scandale qui monta des milieux conservateurs à la sortie de la série. Non seulement on y présente Nathan, 15 ans, ayant des relations sexuelles avec un homme de 29 ans, mais celles-ci sont montrées sans fausse pudeur, ni crainte de la nudité. Et Davies n’a aucune gêne à éduquer son public (et ses acteurs hétéros) en même temps que Nathan sur quelques plaisirs du sexe entre hommes. Il ne s’agit pourtant pas de provocation gratuite — il n’y en a pas dans la série. C’est une forme de statement. Une annonce aux esprits étroits : mieux vaut zapper. Le programme que vous allez voir n’est pas une série éducative, pas une prêche sur la tolérance, on n’essaiera pas de vous faire pleurer en vous disant que, quand même, ils sont gentils ces homos. La démarche de Davies est de vous faire partager un instant de leur vie, de susciter l’empathie. Si vous n’en n’êtes pas capable, alors le plus simple est de circuler : il n’y a rien à voir.
“Unrequited love, that is fantastic ! Cos it never has to change, it never has to grow up, and it never has to die !” - Vince
La réplique ci-dessus figure parmi les dernières de la série, au moment où Vince renonce à la perspective d’une vie rangée, élitiste, normée. Elle est aussi réjouissante que déprimante, si on prend la peine de creuser sa signification. Vince est un adulescent, comme le sont Stuart, Phil ou Alexander – Nathan, lui, étant simplement un adolescent.
Cette réplique placée en fin d’histoire nous révèle que le parcours émotionnel qui caractérise le personnage n’est pas de sortir de l’immaturité qui marque son mode de vie et ses rapports affectifs, mais “simplement” d’en prendre conscience et de faire le choix de refuser de grandir. La vie gay à Canal Street est une fête permanente où l’on peut vivre dans l’illusion d’avoir toujours vingt ans. Davies n’élude pas la superficialité de ce mode de vie, il met même un point d’honneur à la démontrer à ses personnages. Phil, ami de Vince avec qui il fait la fête presque tous les soirs meurt au troisième épisode. Personne ne cherche à savoir ce qui lui est arrivé. Personne ne l’appelle, personne ne va jusque chez lui voir comment il va. C’est les voisins qui avertissent la police, vraisemblablement alertés par l’odeur du corps en décomposition. Aussi positive, enthousiasmante, jouissive qu’elle soit, « Queer as Folk » est en contrepoint une description très lucide de ce qu’il y a de plus sombre dans la vie de Canal Street. Le génie de Davies est de nous montrer des horreurs en réussissant à ne pas nous enlever le sourire des lèvres. Autre exemple : la seule référence au Sida des huit épisodes est un moment où Stuart sort de sa poche un pin’s ruban rouge et l’affiche opportunément pour signaler qu’il est gay et draguer sur son lieu de travail. Certains s’en sont offusqués, et il est certain que ce n’est pas très politiquement correct. C’est aussi symboliquement très vrai.
Alors comment faire pour ne pas être un autre Phil, et s’enfermer dans des amitiés de bar superficielles et de peu de secours ? Si la série est plutôt positive malgré son refus d’éluder la noirceur, c’est aussi parce qu’elle propose une réponse. Il faut être Nathan, avoir sa combativité, sa persévérance, et sa capacité à se faire sa place sans rien demander à personne. C’est notamment à cet égard que l’on se rend compte que le réalisme de la série repose sur des ressorts de fiction et non sur une volonté documentaire. Les personnages de la série sont des archétypes et des symboles — ce qui ne les empêche pas d’être traités en profondeur.
L’âge des personnages joue pour une part importante dans ce symbolisme : Stuart et Vince sont sur le point de basculer dans la trentaine. Nathan, et ses 15 ans, représente l’arrivée d’une nouvelle génération, que « Queer as Folk » montre donc aussi capable d’apprendre des erreurs de la génération précédente (par la manière dont Nathan “refuse” le sort de Phil). Dans l’épisode 8, on voit Stuart ne pas réussir à séduire pour la première fois, avec un double sens : d’abord, cela caractérise la déchéance du personnage, qui a réussi à faire le vide autour de lui, et se retrouve seul. La séduction du personnage repose pour une large part sur sa personnalité, sa confiance en lui, son audace — d’où l’intérêt que, tout en étant séduisant, il n’ait pas non plus un physique de top model. Mais ensuite, c’est aussi un signe du passage de relais entre deux générations : Pour Stuart, l’ère de la séduction illimitée touche à sa fin, c’est l’ère de Nathan qui commence — un symbolisme sur lequel appuiera « Queer as Folk 2 ».
De la même manière, la mère de Nathan apparaît comme une future Hazel, signe d’un autre passage de témoin. Mrs Malloney est aussi une femme qui cherche à apprendre de la génération qui l’a précédée et l’on suspecte que le parcours qu’elle suit aujourd’hui fut bien plus difficile long et douloureux pour Hazel une quinzaine d’années plus tôt.
Pour évoquer la manière dont Russell T Davies approfondit l’air de rien ses archétypes pour en faire de véritables personnages aux ressorts psychologiques réfléchis, un bon exemple est celui d’Alexander. Il s’agit d’un personnage secondaire qui est l’homosexuel flamboyant du groupe, passablement efféminé et accoutré dans des tenues extravagantes. Dans une courte scène de l’épisode 6, tout entier centré sur la thématique de la famille, Alexandre fait du shopping à Manchester avec Vince, Cameron et Nathan. Les deux derniers le voient soudain, médusés, dire bonjour à un couple qui passe et continuer de les interpeller en hurlant pendant qu’ils s’éloignent en faisant semblant de n’avoir rien vu ni entendu. Après qu’Alexander se soit lui-même éloigné, Vince explique à Nathan et Cameron qu’il s’agissait de ses parents. Le parcours du personnage, rejeté par sa famille, parti vivre dans la capitale et dont la flamboyance compense ce rejet initial, est ainsi rendu limpide avec une économie de mots et de pathos assez saisissante...
“I spent all night chasing after some bloke who turns out to be mad. Like, really mad. He had every episode of « Juliet Bravo » on tape.” - Vince
Venant de Vince, heureux collectionneur des épisodes de « Doctor Who », cette réplique a quelque chose de particulièrement savoureux.
Au-delà de sa capacité à mettre intelligemment en perspective la vie de quelques personnages gay, et donc à toucher directement cette communauté, « Queer as Folk » peut aussi parler à tout un chacun — comme toute fiction qui dépeint avec intelligence et subtilité des personnages complexes sur la base d’un scénario travaillé. Mais c’est aussi le cas parce qu’elle développe un véritable propos sur le sujet de la fonction sociale de la pop-culture, à laquelle la culture gay et ses codes sont assimilés jusqu’à en faire une pop-culture comme les autres. Tandis que certains se demandent encore si la culture gay existe — questionnement qui témoigne surtout d’une incompréhension du concept de communauté parce que certains ne voudraient admettre l’existence d’une culture gay que si 100% des personnes ayant des relations avec d’autres de même sexe la partageait, ce qui est évidemment une absurdité — Russell T Davies en brasse toutes les références. La bande-son en est un exemple flagrant, qui passe en revue les tubes disco (‘‘I am what I am’’, ‘‘Raining Men’’...), la musique électronique contemporaine (Air...), le glam rock crypto-homo (Suede, Placebo...).
Gay aux grosses tendances geek, Vince est fan de « Doctor Who », dont il possède beaucoup d’épisodes en vidéo, y compris des copies rares en couleur d’épisodes que la BBC ne possède plus qu’en noir & blanc (sur ce coup-là, la série met en scène la parfaite conversation de geek). Mais il a aussi une étagère pleine de mangas et se dit que s’il était hétéro, il aurait volontiers craqué pour Marjorie, sa collègue avec laquelle il peut s’épancher sur le soap « Coronation Street », et évoquer la période de 1987 à 1989, où la BBC avait mis « Who » en concurrence frontale avec « Street », pendant laquelle il devait enregistrer un pendant qu’il regardait l’autre...
Au final, la série abonde donc de références à la pop-culture, les citations s’enchainant parfois sur un rythme spectaculaire, dans la plus grande anarchie qui, comme je l’ai déjà dit, représente bien la consommation culturelle de Russell Davies lui-même. On suit ainsi les personnages de la série se rencontrer et se réunir pour regarder aussi bien un épisode de « Doctor Who », un porno gay, ou... l’enterrement de Diana, l’occasion rêvée de commenter les sourcils d’Elton John !
Russell Davies assimile « the Scene » [4] à une subculture parmi les autres avec ses codes et ses expressions indéchiffrables pour qui n’en est pas familier. L’anecdote de Stuart et du pin’s ruban rouge, évoquée plus haut, en est d’ailleurs un bon exemple.
QAF parle beaucoup de la composante sociale de la pop-culture. C’est en partie son amour pour celle-ci, socialement dévalorisée, qui fait que Vince se sent peu sûr de lui. Présente de manière constante dans les conversations, la pop-culture est clivante au quotidien. Elle isole Vince des tenants d’une culture élitiste, le rapproche de ceux qui partagent ses goûts, mais peut aussi séparer quand elle devient envahissante au point de détourner de manière permanente de la réalité. Dans une scène hilarante, Vince ramène un mec chez lui, qui se détourne bien vite de toute activité sexuelle, préférant regarder ses collectors « Doctor Who ». De manière très symbolique, la série se termine sur la réalisation de Vince que Stuart est un réel ami, tandis que Cameron n’est pas fait pour lui, tout cela parce que l’un est capable de citer le nom de tous les interprètes de « Doctor Who », et l’autre pas.
Comme toutes les subcultures, la culture gay, et les consommations pop-culturelles auxquels les gay peuvent s’adonner, sont autant de moyens pour réunir autour de soi une forme de communauté d’intérêt partagés. C’est-à-dire une famille alternative, à qui on peut facilement prêter les mêmes qualités et défauts qu’à la cellule familiale traditionnelle, notamment sa capacité à protéger et/ou étouffer. A la différence majeure près que la communauté subculturelle constitue une famille choisie, qu’il est aussi possible de quitter, et au sein de laquelle le dialogue sera presque toujours possible. Au travers de « Queer as Folk », Russell T Davies exprime qu’il n’est pas dupe des possibilités aliénantes de ce système de regroupement, mais qu’il le préfère sans doute à d’autres structures dites traditionnelles, à la normativité castratrice...
Son « Queer as Folk », hommage à ses propres années de fêtes dans Canal Street, intensément émotionnel, particulièrement profond, aux personnages incroyablement attachant est une immense œuvre de télévision...
« Queer as Folk »
Channel 4 / Red Productions
8x30 minutes. 1999.
Créé, écrit et produit par Russell T Davies
Réalisé par Charles McDougall (épisodes 1 à 4) et Sarah Harding
Producteur Exécutif : Nicola Shindler
Avec Craig Kelly, Aidan Gillen, Charlie Hunnam
Dernière mise à jour
le 7 juin 2012 à 15h09
[1] gay est un mot anglais, je ne l’accorde jamais. Moins pour des raisons grammaticales que parce que gays c’est moche, et gais ridicule.
[2] mot peu politiquement correct en France, mais que je ne passerai pas de temps à justifier, puisqu’il qualifie une œuvre anglaise et va avec son contexte
[3] The Gardian, septembre 2003.
[4] cela se traduirait par « le Milieu », et désigne les espaces où il est possible de vivre ouvertement son homosexualité, c’est-à-dire les bars et commerces gay, voire les quartiers entiers comme le Marais ou Canal Street à Manchester.