RUSSELL T DAVIES — Bâtisseur de pop-culture
Love and Monsters
Par Sullivan Le Postec • 7 juin 2012
Parmi les grands créatifs européens, dont on peut dire qu’ils ont marqué fortement la fiction télévisée du continent, on doit forcément compter avec Russell T Davies, scénariste clef du nouvel âge d’or de la série britannique. Du réalisme sidérant de « Queer as Folk » aux aliens de « Doctor Who », c’est une figure majeure de la culture populaire contemporaine.

Russell T Davies est un enfant de la pop-culture. En 1977, Russell a 14 ans, et il veut devenir dessinateur pour Marvel, la grande maison de comics américain aux super-héros ultra célèbres. Trente ans plus tard, il a atteint son but — ou presque. Quelque part pendant cette période, Davies a compris qu’il n’était pas vraiment un dessinateur (surtout qu’il est daltonien !), mais plutôt un “writer”. Mais à l’image des auteurs de chez Marvel, qui ont construit quelques-unes des figures de la culture populaire les plus essentielles du siècle dernier, Russell T Davies bâtit la pop-culture qui entre en résonance avec les vies du public d’aujourd’hui.

High art, low art

1977, c’est l’époque où Russell Davies (le T fut ajouté bien plus tard, pour se distinguer d’un animateur de radio, et n’a aucune signification) passait ses dimanches à produire trois planches de bande-dessinée, qu’il écrivait et dessinait. Dès le lendemain, les trois pages faisaient le tour de son collège où l’on se régalait des gags, des rebondissements, des parodies de professeurs, et des cliffhangers. Certains dealaient de la drogue, lui, c’était de la bande dessinée. Aujourd’hui, le public de Davies a connu une croissance exponentielle. Mais les recettes sont les mêmes.

Diplômé d’Oxford en littérature anglaise en 1984, Russell T Davies est donc une figure double, qui maîtrise la culture classique à laquelle ses deux parents, enseignants, l’avaient initié, tout autant que la culture populaire, celle des comics et de la télévision, qu’il adore — il est aussi intarissable sur « Doctor Who » que sur « Coronation Street ». La clef du personnage, qui traverse toute son œuvre, et qui ferait d’ailleurs bondir quelques déclinologues un peu trop connus en nos contrées, c’est qu’il place les deux cultures sur un pied d’égalité. En fait, pour lui elles n’en font qu’une.
Dans une scène mémorable du second épisode de sa version de « Doctor Who », censée se dérouler dans un très lointain futur, un personnage annonce au groupe venu assister à la destruction de la planète Terre la diffusion d’un ‘ballet classique’’, juste avant que ne pétarade une pop-song bien grasse de Britney Spears, « Toxic ». Derrière le gag, un vrai point de vue d’auteur. Pour Russell T Davies, la culture populaire d’aujourd’hui sera parfois la grande culture de demain. Il estime que l’avenir mélangera les œuvres aujourd’hui rangées dans l’une ou l’autre catégorie, dans un grand foutoir probablement passablement incohérent.

Dans « The Writer’s Tale », un des livres les plus profond jamais écrit sur l’écriture — mais il se trouve qu’il s’agit aussi d’un livre sur « Doctor Who », Russell T Davies raconte une anecdote révélatrice.
Il a accepté de donner une master-class sur l’écriture dans la cadre du programme Fast Track du Festival de Télévision d’Edinburgh. Face à lui, de jeunes aspirants scénaristes de 18 à 20 ans. ‘‘Je les ai provoqués, pour qu’ils admettent penser qu’à leur âge, ils n’avaient pas assez vécu, qu’ils ne connaissaient pas assez le monde pour écrire,’’ raconte-t-il. ‘‘Petit à petit, à contrecœur, je les ai vu hocher la tête’’. Davies leur a ensuite passé deux extraits. L’un de l’épisode « Out of Mind, Out of Sight » de « Buffy the Vampire Slayer », dans lequel une jeune fille a été si ignorée qu’elle devient invisible. L’autre extrait était de l’adaptation par la BBC, en 1974, du roman classique britannique de Robert Graves, « I, Claudius », dans lequel le jeune Claudius est tellement ignoré qu’il pourrait aussi bien être invisible. ‘‘J’ai pointé que ces deux scènes étaient la même chose. L’une est de la culture populaire, l’autre de la culture classique, mais c’est le même enjeu. Surtout, j’ai mis en évidence que tout le monde a ressenti ça. Particulièrement à 18, 19 ou 20 ans, où l’on se sent probablement plus ignoré et mis de côté qu’à n’importe quel autre moment dans sa vie. Cela veut dire qu’ils pouvaient écrire « I Claudius », et qu’ils pouvaient écrire « Buffy ». Je jure, c’est comme si j’avais pu voir des ampoules s’allumer au-dessus de leurs têtes. J’étais assez fier de ça’’.

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Dark Season

Premiers pas

Après ses études, Davies, surnommé le gentil Yéti (le bougre fait 1,98m), travaille d’abord pour le théâtre dans sa ville natale, avant de très vite rejoindre la BBC en tant qu’assistant de production. De 1988 à 1992, il travaille au sein du département jeunesse de BBC Manchester.
Il s’occupe de produire et d’écrire les plateaux de l’émission « Why don’t you ? » dans laquelle les trois animateurs ados proposaient des activités à leurs jeunes téléspectateurs. Mais peu à peu, les plateaux de Russell T Davies s’éloignent du factuel pour s’aventurer vers la fiction. Les trois animateurs se voient attribuer des personnalités bien distinctes, et vivent de plus en plus d’aventures. Davies va jusqu’à écrire une émission entière fictionnée, sans trucs et astuces. Et pendant ce temps, l’audience décolle, passant du simple au double. L’auteur fait le constat factuel de la force de fidélisation de la fiction.

Cela lui donne l’envie de sauter le pas. Il écrit pour lui-même le Pilote d’une série jeunesse dont les héros seraient les trois animateurs de « Why Don’t You ? », intitulée « Dark Season ». Par le service de messagerie interne de la BBC, il l’envoie à la directrice des programmes pour enfants du groupe, Anna Home. Celle-ci apprécia et commande un second épisode, en demandant cependant que Davies la réécrive avec de nouveaux personnages différents de ceux de « Why Don’t You ? ». La chance entre en jeu : une autre fiction jeunesse est suspendue pour un an, libérant un espace et un budget. « Dark Season » est produit en 1991, c’est la première série de Davies.

Davies quitte la BBC pour Granada Television en 1992, mais continue à écrire de la fiction jeunesse avec succès les années suivantes. En 1996, il remporta le BAFTA Children Award de la meilleure présentation dramatique pour un épisode de « Children’s Ward » (diffusée sur ITV).
A cette date, il avait commencé à s’aventurer au-delà des programmes familiaux, écrivant pour des comédies ou soap-opera. Ses contributions à « The Grand » (où il dû palier le départ du créateur et de l’autre scénariste prévu, écrivant finalement seul les deux saisons) ou « Touching Evil » lui permirent de se bâtir un début de réputation dans les milieux professionnels. Il travaille brièvement pour « Coronation Street », qu’il adore, mais n’a pas vraiment l’opportunité d’écrire des scénarios pour le soap culte. Une chance, considère-t-il rétrospectivement : il n’est pas sûr qu’il aurait jamais réussi à en partir.

Le succès

En 1997, Davies quitte Granada pour Red, une compagnie de production indépendante. Sa première création pour eux sera « Queer as Folk ». Le succès de cette série de 8x30 minutes, diffusée sur Channel 4, et la controverse qu’il entraine, allait faire de lui un des scénaristes les plus célèbres de Grande Bretagne.
« Queer as Folk » dépeint la vie de personnages gay, et s’inspire largement de l’expérience de Davies. Un des personnages est, comme lui, un gay-geek adorateur de « Doctor Who » dont il est une encyclopédie sur pattes. La série est diffusée en février 1998 et génère un buzz gigantesque tandis que les conservateurs la conspuent et que les homos s’interrogent quant à savoir si elle leur fait une bonne réputation, ou pas. Au-delà du buzz, la série impressionne la critique, parce que Russell T Davies y fait toute la preuve de sa spectaculaire capacité à écrire des personnages totalement crédibles pour lesquels le spectateur développe une formidable empathie.

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Queer as Folk

L’homosexualité, comme sujet ou élément d’arrière-plan, a fait partie de l’écriture de Davies depuis le début. Déjà, « Dark Season » contenait un personnage de diabolique lesbienne Nazi. Qui, certes, était trop occupée à prendre le contrôle du monde pour faire quoi que ce soit de lesbien, si ce n’est qu’une sorte de Valkyrie teutonne l’accompagnait partout. Mais pour une série de 17 heures sur BBC1, c’était déjà pas mal. Pendant ses années à la tête de « Doctor Who », série familiale diffusée le samedi) 19heures, il aura à cœur de banaliser le sujet en mettant fréquemment en scène des personnages homo ou bisexuels. Il horripile les conservateurs et les tabloïds, qui parlent en boucle de son gay agenda (militantisme homo) mais laisse une marque qui ne peut plus être enlevée. Quand on fait remarquer à son successeur à la tête de la série, Steven Moffat, qu’il n’a inclus aucun personnage homo de toute la saison 5, celui-ci se déclare consterné de constater que c’est effectivement le cas — et prend soin de corriger le tir dans la saison suivante.

De retour au début des années 2000, l’énorme phénomène médiatique qui entoure la diffusion de la première saison de « Queer as Folk » décontenance Davies — pendant les trois premières semaines, raconte-t-il, il avait des rendez-vous téléphoniques pour des interviews toutes les demi-heures ; c’est comme s’il vivait dans la radio. Channel 4 commande une seconde saison de dix épisodes de 45 minutes. Davies accepte dans un premier temps, avant de faire machine arrière. Finalement, il accepte d’écrire un épilogue, diffusé en 2000, en 2 épisodes de 45 minutes. Celui-ci met un point final à l’histoire de ces personnages que certains détesteront (même si en fait, une série dérivée reprenant certains personnages secondaires était prévue ; elle fut annulée par Channel 4 alors que plusieurs épisodes avaient été écrits).

En 2001, est diffusée « Bob and Rose » (ITV), histoire d’un gay qui tombe amoureux d’une femme, inspirée par un ami de Davies qui vivait cette situation. Davies contribue également à un épisode de « Linda Green » (BBC1). Il reçoit le British Comedy Award de scénariste de l’année.
En 2003, Davies est encore au cœur d’une controverse avec « The Second Coming » où un employé de Vidéo Club (Eccleston, déjà) se découvre être le fils de Dieu. Athée, Davies entend faire réfléchir sur la religion, et ne lésine pas pour cela sur la provocation, avec une fin assez sidérante à base de lasagnes et de mort-aux-rats. En 2004 et 2005, il est l’auteur de deux autres mini-séries, « Mine all mine » (ITV), où un homme prouve un jour ses allégations selon lesquelles il est propriétaire d’une ville (un des rares échecs d’audience de Davies), puis « Casanova », dont les trois parties montrent David Tennant dans le rôle-titre.

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Doctor Who

Who’s come-back

Davies avait toujours affirmé qu’il n’y aurait qu’une raison pour laquelle il pourrait retourner travailler pour BBC Productions : qu’on lui confie « Doctor Who ». Cela avait déjà failli arriver en 1999. Mais BBC Worldwide ambitionnait à l’époque de réaliser une adaptation cinématographique de la franchise, et bloqua le projet. Ce n’est qu’en 2003 que la compagnie fut persuadée de renoncer à cette ambition et d’accepter de laisser produire une nouvelle série télévisée mettant en vedette le personnage. Russell T Davies fut immédiatement approché, et quitta Red pour travailler à ce re-lancement après 15 ans d’absence.
La suite, le succès planétaire, les deux séries dérivées, appartiennent à l’histoire de la pop-culture du XXIème siècle, celui, dit le générique de « Torchwood », où tout va changer.

Dans les plus de 25 ans de durée de la première version de « Doctor Who », le personnage du Docteur n’avait jamais été écrit amoureux ou ayant une liaison — même si le fait qu’il avait une petite-fille au début de l’histoire suggérait un passé amoureux. C’est un héritage du Docteur comme figure de grand-père, tel qu’il était interprété par William Hartnell, qui n’a jamais été remis en cause même quand des acteurs bien plus jeunes se sont mis à jouer le rôle.
Le statut-quo, déjà modifié par le téléfilm américain de 1996, est totalement remis en cause par Russell T Davies, incapable d’écrire un personnage sans sentiments. Mais si son Docteur est clairement amoureux — de Rose, principalement —, Davies se tient à la limite. Pas tant parce que cela évite la polémique (l’ancien fandom regarde d’un très mauvais œil cette évolution, mais Davies s’en fiche totalement), mais parce que cela correspond à son point de vue d’auteur. Les histoires d’amour sans retour traversent presque toute son œuvre. Toute la première saison de « Queer as Folk » a été écrite pour culminer dans une scène finale montrant Stuart et Vince, éternellement heureux ensemble, dans un état d’amour non-partagé. “L’amour sans retour, c’est fantastique !” s’exclame Vince dans la dernière réplique de la série. “Parce que ça n’a pas à changer, ça n’a pas à grandir, et ça ne meurt jamais !

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Wizards vs. Aliens

Depuis qu’il a quitté « Doctor Who », Russell T Davies s’est envolé pour les États-Unis, où il a dirigé l’écriture d’une saison américaine de « Torchwood » diffusée sur Starz. Avec Phil Ford, il a participé à la création d’une nouvelle série jeunesse, destinée à prendre la succession de « The Sarah Jane Adventures ». « Wizards vs. Aliens » est actuellement en tournage et sera diffusée à la rentrée.
Il a parallèlement développé une nouvelle série pour la chaîne câblée Showtime, dont il a écrit le Pilote. « Cucumber » met à nouveau en scène des personnages homos. Mais alors que le Pilote allait entrer en tournage, Andrew, le compagnon de Russell T Davies, a appris qu’il souffrait d’un Cancer. Davies a décidé de prendre une année sabbatique et le projet est pour l’heure suspendu...

On pourrait peiner à trouver une cohérence, une ligne claire entre tous ces projets. Russell T Davies la résume en ces termes : il écrit des situations impossibles, dans lesquels il place des personnages ordinaires et très fouillés. Davies s’emploie alors à explorer les conséquences psychologiques et affectives de ces événements sur ces personnages, dans leurs aspects joyeux ou sombres. L’humanité viscérale des figures dépeinte par Davies, qu’elles soient le fils de Dieu, des gays au tournant de leur vie, ou tombant amoureux d’une femme, ou encore un extraterrestre voyageant à travers le temps et l’espace, étant en définitive ce qui caractérise le plus ces personnages. Et leur auteur.

RTD en trois scènes

Cette vidéo vous propose un choix subjectif de trois scènes caractérisant la carrière de Russell T Davies et son écriture. L’influence de la pop-culture dans nos vies, sa place dans le monde et dans l’histoire, les sentiments, et une certaines vision assez sombre du monde et des compromissions dont peut se rendre coupable l’Humanité...


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Dernière mise à jour
le 10 juin 2012 à 10h45